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pas trouvée, s’il l’eût cherchée dans une autre voie ? si, renonçant à une vocation pour laquelle il éprouvait, de son propre aveu, « tant de répugnance naturelle, » il eût affranchi d’un joug qui commençait à lui peser, et son esprit et son cœur ? L’amour d’une femme, confidente de sa pensée, et à qui, mieux qu’à son frère, « il eût pu tout dire, » l’apaisante douceur d’une commune tendresse, les joies graves et pures d’un foyer dont il eût été le chef, n’était-ce pas ce qu’il fallait pour tarir « cette source de douleur qui se répandit sur sa vie dès sa naissance, et qui ne finira qu’avec elle ? »

On ose à peine hasarder une réponse à de telles questions. Toute vie humaine est un champ infini ouvert aux hypothèses ; mais les hypothèses ont en pareille matière une base bien fragile. Si, lorsqu’il traversait une crise si aiguë, Lamennais eût rencontré une âme, sœur de la sienne, riche des dons les plus rares de l’esprit et du cœur, « unissant à la piété, la charité, l’intelligence, et la science[1], » douée de cet attrait inexprimable qu’ajoutent aux qualités intérieures la grâce et la beauté, eût-il résisté au charme ? Il est permis d’en douter, car il fit plus tard une semblable rencontre, et il en souffrit cruellement, parce qu’il était trop tard. Une amitié lui resta qu’aucun choc ne put rompre, et qu’il conserva presque amoureusement jusqu’à la fin de ses jours, comme un legs pieux.

Il est assez surprenant que, dans les lettres fort nombreuses adressées par Lamennais à son frère, pendant sa longue retraite à la Chesnaie, on ne rencontre que très rarement une allusion à sa vocation ecclésiastique. S’il en parle, c’est plutôt comme d’une idée abandonnée, et sur laquelle il n’y a pas lieu de revenir. De son côté, l’abbé Jean, instruit par l’expérience, se garde bien de le provoquer sur ce sujet délicat ; en sorte que, de part et d’autre, ou semble d’accord pour laisser tomber dans l’oubli jusqu’au souvenir d’une tentative qui a si peu réussi.

L’inquiétude de l’avenir n’en pesait pas moins sur l’esprit de Lamennais. Aussi accepta-t-il avec empressement l’occasion qui lui fut offerte de retourner à Paris pour y surveiller l’impression du grand ouvrage enfin terminé. Il ne paraît pas qu’il ait profité de son séjour dans la capitale pour reprendre avec Saint-Sulpice des relations bien suivies. Absorbé par un autre souci, il cher-

  1. Épigraphe empruntée à Lamennais pour la Vie de Mlle Amélie de Vitrolles.