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comprendra peut-être pas très bien les nuances que j’aurai à lui indiquer.

Nous esquissons des projets vagues ; si les fortifications de Paris sont développées, si on bâtit un fort à Châtillon, Châtenay ne sera plus habitable. Nous pensons toujours à nous établir dans quelque province lointaine, près de la Suisse, pour vivre tranquilles, sauf à revenir quelques mois par an à Paris. Si je vis en Suisse ou près de la Suisse, je pourrai faire un cours à Genève, en tout cas, écrire chez moi.


A sa mère.
Tours, 5 mai.

Nous avons reçu aujourd’hui deux lettres de Châtenay et de Paris : il y a douze gendarmes dans notre petite maison de Châtenay, avec deux femmes de gendarmes et douze chevaux.

Le jardinier dit qu’ils ont ordre de ne faire aucun dégât ; le village est une sorte de quartier général. À Paris, ordre à tous les locataires, absens ou non, de payer les contributions de 1870 et 1871.

D’après une personne arrivant de Paris, il y a vingt-cinq mille gardes nationaux décidés à tout et à se faire tuer. Rossel, le délégué de la Guerre, est un bon officier, très capable et tout à fait enragé. Mais il y a encore de l’ordre dans Paris, il ne s’y fait pas de pillage, ni d’extorsions privées. D’après les dépêches, voilà nos troupes maîtresses du Moulin-Sacquet, cela promet bientôt la prise des Hautes-Bruyères qui est l’endroit d’où l’on peut mieux tirer sur Châtenay. Il est possible qu’en ce cas j’y retourne tout de suite pour voir à la maison. Mais on ne peut rien prévoir ni décider d’avance. Sauf accident, je compte partir vers le 20 pour Oxford[1] ; cependant les choses peuvent tourner de telle sorte que je m’excuse et remette ce cours au mois de novembre.

Je t’avoue que cette incertitude me rend triste, j’ai peine à me secouer ; je lis à la Bibliothèque, je me suis fait quelques relations ; mais l’anxiété et le chagrin sont toujours là. — Je mange et dors bien, mais ma barbe a grisonné ; je voudrais avoir dix ans de moins maintenant que j’ai une famille et que l’avenir est si obscur. — Enfin, il faut se résigner.

  1. M. Taine avait été invité par le Taylor Institute à faire à Oxford une série de conférences.