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Là-dessus, nous rencontrâmes une division d’artillerie qui s’en allait aux manœuvres, et notre voiture dut se ranger sur le bord du fossé. Des officiers défilaient au pas dans un nuage de poussière, et je les entendais qui causaient en français : « Bon ! s’écria mon étudiant, ces gens-là ne se dépêcheront pas ! Ça leur est bien égal que nous avalions leur poussière. Et regardez les pauvres hères perchés sur leurs caissons ! Est-ce une vie de traîner ainsi du bronze sur les routes ? — Vous ne me paraissez pas, lui dis-je, apprécier les institutions militaires. — Moi, fit-il énergiquement, je suis antimilitariste : c’est pourquoi j’aime tant le socialisme. »

L’infâme poussière des officiers et du train des équipages nous ayant desséché la gorge, je lui proposai de descendre à une auberge qui se dressait, solitaire, à mi-chemin de Piatra. Elle était relativement propre. L’aubergiste, un Juif, nous ouvrit sa chambre, une petite pièce décorée de tapisseries comme les pièces roumaines et nous servit cet alcool de maïs qu’on nomme la souika, et dont s’enivrent les paysans. Je n’y eus pas goûté que j’eus la bouche emportée d’une acre brûlure. « Ce n’est pas de l’eau-de-vie, m’écriai-je, c’est du poison ! » Mon étudiant qui avait lampé son verre faisait la grimace. « Elle est un peu rude, dit-il ; mais les paysans la préfèrent ainsi. Notre cocher en est à son troisième verre et s’en lèche les moustaches. » Il me souvint d’avoir lu dans un rapport de M. Ernest Desjardins paru en 1867 sur les Juifs de Moldavie que l’eau-de-vie vendue aux paysans moldaves était frelatée de vitriol. Et ma petite expérience me persuadait que depuis quarante ans la fabrication n’en avait pas changé.

La porte de l’auberge s’entre-bâilla et une paysanne se glissa vers le comptoir où elle posa un panier. Le cabaretier, qui s’était approché sans mot dire, l’ouvrit et y prit délicatement une douzaine d’œufs et une bouteille vide. Je le vis soupeser les œufs, les flairer, les observer à la lumière, puis les placer un à un dans une caisse où d’autres œufs étaient déjà rangés. La femme silencieuse suivait ses gestes. Il revint au comptoir, versa dans la bouteille quatre mesures d’eau-de-vie, s’aperçut qu’il s’était trompé, en retira la valeur d’un petit verre, et la rendit enfin à la femme qui balbutia un remerciement et s’esquiva. Son mari devait être absent : elle en profitait pour liquider ses œufs. La pensée de l’ignoble mélange qu’elle emportait dans son panier me soulevait le cœur.