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d’écrire des lettres, je n’ose vous demander de vos nouvelles directement, mais j’espère que Mlle de Lespinasse voudra bien m’en donner… Adieu, madame, conservez votre santé ; la mienne est toujours bonne. »

À ces lignes si réservées et d’une si banale courtoisie, la marquise du Deffand répond d’un ton bien différent. Loin d’en charger Julie, comme le lui conseille d’Alembert, elle écrit elle-même, sur-le-champ, de sa grosse écriture d’aveugle, et prenant pour argent comptant des formules officielles où le cœur n’a point part, elle propose, en termes touchans, une réconciliation complète, un renouveau d’intimité, le retour aux beaux jours si vite et si loin envolés. Voici les principaux passages de ce billet, que je crois inédit, et qui, mieux que ses plus célèbres épîtres, dévoile le fond réel de la vraie Mme du Deffand, jalouse sans doute, impérieuse, exigeante envers ceux qu’elle aime, mais généreuse, fidèle, et de cœur passionné : « Non, non, monsieur, je ne m’en rapporterai à personne pour vous donner de mes nouvelles et encore moins pour répondre à la plus charmante lettre que j’aie reçue de vous. En la lisant, j’ai cru avoir vingt ans de moins, que j’étais à la Sainte-Chapelle, que vous vous plaisiez autant avec moi que je me plaisais avec vous. Enfin cette lettre m’a rappelé l’âge d’or de notre amitié, elle a réveillé ma tendresse, elle m’a rendue heureuse. Partons de là, croyez-moi, et aimons-nous autant que nous nous sommes aimés. Je crois que nous ne pourrions mieux faire ; croyez-le aussi, si vous le pouvez !… Adieu, mon cher d’Alembert, je suis et je serai toujours la même pour vous. N’en doutez point, et aimez-moi à votre tour[1]. »

L’appel ne fut pas entendu ; la lettre resta sans réponse ; et ce fut le dernier rayon du soleil de leur amitié. A la fin de septembre, dès la rentrée de d’Alembert dans le salon de Saint-Joseph, les anciens griefs reparurent ; plus que jamais les rapports se tendirent, et l’on vécut de part et d’autre dans un état de paix armée, précurseur de la guerre ouverte. En janvier suivant, étonné du silence que garde Mme du Deffand sur son assidu commensal, Voltaire, pour ta ter le terrain, risque une interrogation discrète : « Avez-vous le plaisir de voir souvent M. d’Alembert ? Non seulement il a beaucoup d’esprit, mais il l’a très

  1. Lettre du 7 juillet 1763. Bibl. Nat. Mss. fr. 15230.