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lui vint de mieux exprimer leur beauté propre, d’en faire le sujet principal de ses tableaux. Il avait déjà peint quelques études dans ce sens, mais afin de les pousser plus avant, il était allé s’installer dans la forêt de Compiègne. Là, tout entier à son travail, il s’exaltait dans sa griserie solitaire. Ses lettres débordent d’un enthousiasme lyrique : « Il a besoin de se cacher plus obscurément que jamais, » d’oublier tout pour ne pas se laisser détourner de sa tâche. En même temps que ses futaies de hêtres et de chênes, la forêt lui offre d’ailleurs ses étangs, les villages perdus dans ses profondeurs, les ruines encore abandonnées du château de Pierrefonds. Frappé de cette poésie des grands bois, l’idée lui vint alors de retourner dans la forêt de Fontainebleau, qu’il n’avait guère fait qu’entrevoir à l’époque de son premier séjour à Moret. Mieux renseigné cette fois, c’est par un autre côté qu’il l’aborde, et il trouve à Chailly, chez la mère Lemoine, la nourriture et le gîte pour quarante sous par jour. L’automne étalait à ce moment la splendeur de ses colorations dans la vieille forêt. Comme Senancour, qui le premier avait goûté ses magnificences, il est avide d’en découvrir les aspects variés. Sans se lasser, marchant fiévreusement des journées entières, il la parcourt dans toutes les directions, s’égarant parfois dans des courses folles qu’il poursuit jusqu’à la nuit close.

Mais si modique que fût le prix de la pension à l’auberge de Chailly, les faibles ressources de Rousseau s’étaient épuisées avant qu’il eût le temps de se mettre sérieusement à la besogne. Avec l’hiver, il avait fallu retourner à Paris pour essayer d’y gagner quelque argent. Ce fut alors une période de gêne et de vie misérable. Par bonheur, au sixième étage de la maison où il logeait, rue Taitbout, un jeune critique, ardent comme lui, épris comme lui d’art et de nature, T. Thoré, habitait une mansarde voisine de la sienne. Leur détresse et la communauté de leurs goûts les avaient rapprochés. Ils échangeaient leurs idées, ils fréquentaient ensemble le Louvre, où les œuvres des maîtres flamands et hollandais les attiraient de préférence. Thoré qui, par ses prédications chaleureuses, devait les remettre en honneur, exhalait en leur présence toute sa verve et ne croyait pas les louer assez s’il ne leur sacrifiait, avec une férocité inconsciente, les Italiens les plus illustres, et les représentans les plus en vue du style et des doctrines académiques. Des théories politiques et des plans de réforme sociale se mêlaient souvent à ces