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remaniemens trop fréquens alourdissaient la facture et assombrissaient la tonalité. Rousseau sentait la justesse de ces conseils et s’en montrait reconnaissant. Sur les indications de son ami, il se décidait à faire un séjour dans l’Indre, puis sur les bords de la Creuse, dont les beaux arbres et les étangs l’avaient surtout séduit. Ainsi que d’habitude, il se livrait à un travail acharné ; mais abandonné à lui-même, il regrettait la société de Dupré et le soutien qu’il trouvait en lui. Les lettres qu’il lui écrivait trahissent parfois son découragement. « Avec notre malheureuse passion pour l’art, lui disait-il, nous sommes voués à un tourment perpétuel ; sans cesse, nous croyons toucher à une vérité qui nous échappe. » L’indifférence du public et l’état de gêne dont il ne pouvait sortir lui inspiraient, par momens, la tentation de revenir au paysage historique, et il songea à peindre Jeanne d’Arc écoutant ses voix au milieu d’une forêt. Mais bien vite, en présence de la nature, il reprenait confiance et poursuivait sa tâche accoutumée. « L’arbre qui bruit, la bruyère qui pousse, voilà pour moi la grande histoire, celle qui ne changera pas. Si je parle bien leur langage, j’aurai parlé In langue de tous les temps… Notre art, ajoutait-il, n’est capable d’atteindre au pathétique que par la sincérité de la portraiture. »

Dès son retour à Paris, il avait eu hâte de revoir Dupré. Las de la ville et pris tous deux d’un même accès de misanthropie, ils avaient formé le projet de faire ensemble un séjour dans les Landes qu’on leur dépeignait comme une contrée tout à fait sauvage. « Ça doit être beau, disait Dupré, et puisqu’on fuit ce pays, c’est là qu’il faut aller. » Ils ne pouvaient guère, en effet, trouver une région qui fût demeurée aussi primitive et qui répondît mieux à leurs goûts de retraite et de travail. Ils en avaient cherché les coins les plus écartés et, sans aucun souci du confortable, ils partageaient la rude existence des paysans, vivant de pain noir, couchant sur la dure, poursuivant avec entrain leur intrépide labeur. Plus opiniâtre encore que Dupré, plus sévère pour lui-même, Rousseau s’appliquait à découvrir les motifs les plus caractéristiques, à en exprimer de son mieux l’âpre et farouche poésie. C’étaient de misérables chaumières tapies sous de grands chênes, qui, se dressant au milieu de ces plaines nues, paraissent encore plus gigantesques ; des cours d’eau solitaires ; de larges chemins aux ornières creusées profondément, s’étendant à perte de vue dans la campagne déserte.