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pareille à la leur, et le caractère même de son talent, plus farouche que gracieux, le préparaient à représenter, dans la vérité familière de leurs types et de leurs allures, en insistant sur les côtés douloureux de leur destinée.

Un tel compagnon arrivait à point pour Rousseau. Presque du même âge, — Millet avait deux ans de moins que lui, — ils avaient entre eux assez d’affinités pour se convenir, assez de dissemblances pour s’apprécier mutuellement et trouver un intérêt égal à se fréquenter. Bien qu’ils cherchassent tous deux la solitude, il n’est guère probable qu’ils l’auraient supportée, absolue comme elle aurait été pour eux pendant les longues réclusions de l’hiver. Les plus forts ne résistent pas toujours à cette épreuve. Avec sa vive sensibilité et son besoin d’expansion, Rousseau était plus exposé qu’aucun autre à la torpeur et au découragement qui résultent le plus souvent d’une retraite aussi austère. Il avait donc tout à gagner au contact de Millet qui, avec un esprit plus cultivé et plus réfléchi, s’intéressait à plus de choses. Epris d’un même idéal de vérité, ils aimaient d’ailleurs également la nature et leur art, et comme leur programme s’appliquait à des objets différens, ils allaient, sans se porter ombrage, se prêter le soutien réciproque de leurs conseils et se servir l’un à l’autre à la fois de critique et de public. Tandis que Millet voulait exprimer la lutte de l’homme contre la nature, c’était celle de l’arbre contre le sol que Rousseau se proposait de peindre.

Bien des raisons, on le voit, les portaient à se rapprocher. Ils ne s’étaient cependant pas abandonnés tout de suite aux douceurs que ce commerce pouvait leur offrir. Timides et fiers, ils avaient eu à vaincre la réserve qu’ils tenaient de leur pauvreté et du sentiment de leur valeur personnelle. Mais, après s’être un peu observés, la simplicité et la droiture de leur vie devaient les réunir et amener bientôt entre eux cette affection profonde qui, toujours croissante, ne se démentit pas un seul instant jusqu’à la fin de leur vie commune. Si Rousseau, un peu plus favorisé de la fortune, connut le premier le succès, il n’en profita guère pour lui-même ; mais il s’en servit pour venir délicatement eh aide à Millet et adoucir de son mieux la gêne à laquelle le condamnait l’entretien d’une très nombreuse famille.

Rousseau était à ce moment dans sa pleine maturité. En initiant Millet à la connaissance de la forêt, il ravivait en lui-même l’admiration de ses beautés. Avec plus de conscience et d’ardeur,