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ait crû dans la paix et la rudesse des solitudes pour qu’il y ait de beaux fruits et de beaux rosiers dans nos jardins. De même, il faut que l’âme de l’artiste ait pris sa plénitude dans l’infini de la nature pour que nous ayons profit à la représentation qu’il fera d’un type particulier approprié à nos usages de civilisation. »

Millet, d’ailleurs, était sur ce point en parfaite conformité de sentiment avec Rousseau. Ce qu’il aimait surtout de la forêt, c’était « son calme et sa terrible grandeur. » Dédaigneux de la banale virtuosité des peintres à la mode, il pensait « que l’art est une langue et qu’il ne faut s’en servir que pour dire quelque chose. » Dans une lettre à M. Siméon Luce, son compatriote, il le presse de faire, en plein hiver, le voyage de Barbison, car « les tristesses des bois valent bien la peine qu’on vienne les voir. » Il voudrait que, dans ses tableaux, « les choses n’aient pas l’air amalgamées au hasard et pour l’occasion ; mais qu’elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée… Je crois, ajoute-t-il, qu’il vaudrait presque mieux que les choses faiblement dites ne fussent pas dites, parce qu’elles en sont comme déflorées et gâtées. » Dans ses œuvres, ainsi que dans celles de son ami, c’est le caractère de force qui prévaut et qui donne à ses figures cette concision en quelque sorte sculpturale qui les grave profondément dans notre esprit.

C’était une douceur et une sécurité pour Rousseau de voir ses idées ainsi partagées. De plus en plus, il s’intéressait aux travaux de Millet, à cet art dont les aspirations étaient si proches des siennes. Devenu son confident, il suivait, plein de sympathie, l’éclosion de ces œuvres dans lesquelles se déroule la vie misérable du paysan, avec la rudesse de ses types familiers et la dureté de son labeur. Le plus souvent, le paysage n’intervient que très discrètement dans les compositions de Millet ; mais, réduit à ses traits les plus saisissans, il sert de commentaire expressif aux épisodes agrestes dont il précise la signification. On y sent toujours la liaison étroite, indestructible, du travailleur rustique avec la terre nourricière. C’est la campagne nue, avec ses longs sillons dans lesquels le semeur, au pas rythmé, jette, d’un geste auguste, la semence ; c’est, au loin, le petit village où, dans l’apaisement de la journée finie, l’Angélus tinte lentement ; c’est la plaine moissonnée, avec les hautes meules près desquelles de pauvres femmes courbées glanent à grand’peine quelques épis oubliés ; c’est le sol pierreux que l’homme à la