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houe, hébété sous les ardeurs du soleil, s’épuise à purger des mauvaises herbes ; c’est la forêt, couverte de son linceul de neige à travers laquelle deux paysannes ploient sous leur faix de branches mortes, ou encore l’horizon monotone des champs alignés sous la pluie, avec la silhouette du vieux berger trempé, au milieu de ses moutons, têtes basses, serrés les uns contre les autres, inertes et résignés.

De temps à autre, quelques scènes moins austères s’encadrent d’un décor plus aimable : comme cette haie rougie par l’automne, près de laquelle deux fillettes interrompent leur tricot pour suivre, au haut du ciel, le vol triangulaire des oiseaux émigrans ; ce bois où s’engage la jeune pastoure rapportant affectueusement dans ses bras le petit agneau qui vient de naître et que sa mère accompagne de ses bêlemens inquiets ; ou bien l’humble jardinet témoin des premiers pas d’un marmot, sous les regards de ses parens émerveillés. Quelquefois la part faite par Millet à la nature est moins restreinte, et il s’est même, essayé au paysage pur. Malhabile à nous en montrer les gaietés, il n’est arrivé dans le Printemps du Louvre qu’à une œuvre incohérente et gauche, d’un dessin à la fois mou et appuyé, d’une couleur criarde et diaprée à l’excès. Si, avec des données mieux faites pour l’inspirer, la lourdeur de sa main le trahit encore, il rachète du moins ses défaillances par la sincérité de l’expression. Son Hiver, avec la campagne désolée et déserte, au milieu de laquelle une herse et une charrue gisent abandonnées, avec son ciel pluvieux où tournoie le vol innombrable des corbeaux croassans, est d’une impression aussi vraie que dramatique. Quant au Parc à moutons, c’est un pur chef-d’œuvre, et jamais le silence de la nuit et les vagues étendues de l’espace n’ont été rendus avec plus de poésie. Les attitudes des bêtes endormies, les clartés éparses sur leurs toisons blanchâtres et sur les terrains fuyans, la profondeur infinie du ciel où monte dans une auréole le disque échancré de la lune, avec ces humbles élémens, avec ces tons effacés et ces formes indécises, l’artiste a su composer un tableau inoubliable. Grâce à la sûreté de son instinct et à la justesse de son observation, les hésitations et même le tremblement de son pinceau l’ont ici bien servi, en communiquant à son travail je ne sais quoi de voilé, de flottant et d’immatériel et en donnant à ce simple motif un caractère ineffable de grandeur et de mystère.