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croisemens de races, est une chose qui déconcerte. Ce prince débonnaire et flegmatique, il me semble que je l’ai vu tout à l’heure, dans la grande rue de Cherchell… J’ai besoin de faire un réel effort de mémoire pour me rappeler que cet excellent homme fut le gendre de Cléopâtre, et que sa femme, — Cléopâtre Séléné, — était la fille de Marc-Antoine et de la célèbre Lagide. Quelle ironie dans ce simple rapprochement !

Mais en est-il une plus forte que la vie même de ce Juba, — fils de rois guerriers et pillards, — qui usa toute son existence à des besognes de scribe affolé de copie et de compilation ? Car il obtint dans l’antiquité la réputation d’un savant encyclopédique : histoire, géographie, sciences naturelles, grammaire, critique d’art, poésie même, il dévora tout cela avec une égaie avidité. Il entassa volumes sur volumes, et, — suprême ironie, — ce Maurétanien écrivit un traité sur la corruption du langage attique. Pourtant ne nous moquons pas trop de ce polygraphe couronné. C’est à lui que Cherchell fut redevable de devenir une des grandes capitales de l’Empire. Il la décora de ses plus beaux monumens, il se montra un des plus actifs propagateurs de la culture gréco-latine dans l’Afrique occidentale. Mais surtout ce Juba nous intéresse comme le personnage le plus représentatif peut-être de son époque et de sa patrie. Il symbolise à merveille ce que fut l’Afrique sous la domination romaine : je veux dire le lieu de rencontre de toutes les races et de toutes les civilisations du monde antique. L’histoire de ce roi maure qui fut élevé à Rome, dans la maison d’Auguste, qui épousa la fille de Cléopâtre, qui savait le punique et le latin, qui écrivit en grec, qui s’entoura d’artistes hellénistiques, qui vécut dans des palais à la romaine, c’est l’histoire même de cette Afrique du Nord, sur qui l’Egypte, la Phénicie, Carthage, la Grèce et Rome ont laissé tour à tour leur empreinte. Mais celle de Rome fut la plus profonde et la plus durable.

Non loin de Cherchell, sur la crête d’une colline, se dresse un immense mausolée qui domine tout le pays et qui s’aperçoit pendant des lieues, aussi bien de la haute mer que des plaines interminables de la Mitidja : c’est, à ce que l’on croit, le tombeau de Juba II. Il est aussi symbolique dans son architecture que la figure du prince dont il recouvrit la dépouille. Ce mausolée est un gigantesque tas de pierres, tout pareil à celui que les Numides, dès les temps les plus lointains, élevaient sur la