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l’immense emplacement que lui réserve Earl’s Court. Cette fois l’Italie trouve à Londres un ciel bleu digne d’elle.

Aussitôt le tourniquet franchi, vous rencontrez des bersagliers ; vous n’avez qu’à choisir entre le lac Majeur, l’Isola Bella, les Catacombes, la Grotte d’Azur, le Forum, la Méditerranée, tout cela représenté très ingénieusement par une suite de panoramas, de dioramas, de toiles peintes entrecoupés d’architecture plus ou moins provisoire. Si vous êtes bon marcheur, vous pouvez parcourir en quelques heures la Péninsule, vous rafraîchir sous des treilles, vous repaître de plats locaux dans une trattoria, voir danser la tarentelle, faire l’ascension du Vésuve, que sais-je ? Il y a des théâtres, des tréteaux de foire, des marionnettes, tous les produits du Midi dans tous les genres, une exposition commerciale qui rassemble des marbres, des bronzes, du point de Venise, des verreries de Murano et des objets à deux sous ; une abondante exposition de peinture, non moins commerciale. La foule s’y presse, étonnée devant les colossales compositions alpestres et symboliques au mètre, j’allais dire au kilomètre, de cet étrange Segantini, qui vécut solitaire et pauvre dans l’unique intimité des glaciers et des avalanches et mourut jeune, tué par la montagne dont il s’était acharné, avec une constance héroïque, à surprendre, les secrets[1].

Le Pape lui-même est là escorté du cardinal Merry del Val, en effigie comme le roi Victor, comme la reine Hélène. Mais le clou de ce spectacle incohérent dans sa bizarre unité, c’est Venise, une Venise qu’il faut voir la nuit quand les étoiles électriques palpitent sur son ciel d’indigo, quand ces canaux et ces palais transportés par magie dans l’immensité d’Empress Hall vous donnent vraiment, tandis que vous vous promenez en gondole conduite par des gondoliers authentiques, l’impression brutale, désagréable à demi de la réalité. Vous glissez sous le Pont des Soupirs au son des barcarolles, — la musique aussi vient directement de Venise, — et les appels en patois vénitien s’échangent au-dessus des eaux noires où tremblent des feux ; les cartonnages ont des reflets de marbre, la lune blanchit la façade des palais. Tous les cockneys de Londres se flattent naïvement de goûter les délices des nuits vénitiennes, et, avec eux, on s’illusionne, non sans une certaine honte. Parodie, profanation, quelque chose comme

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1898, l’étude de M. Robert de la Sizeranne sur le Peintre de l’Engadine : Giovanni Segantini.