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Mrs Ritchie, dont le talent de romancier brilla d’un éclat si pur et si délicat au temps où elle signait Miss Thackeray, écrit aussi en ce moment des pages de réminiscences où se retrouvera, j’en suis sûre, l’accent très particulier de sa conversation ailée, capricieuse, pleine de naturel, de spontanéité. J’apprends à connaître, tout en l’écoutant, son glorieux père et son cher papa qu’elle confond dans une même adoration familière et prosternée tout ensemble. Thackeray en personne semble m’accueillir dans ce joli hôtel de Saint-George Square. Mon premier regard tombe sur un dessin de Lawrence : cette puissante carrure, cette forte tête, ces traits ramassés, ces yeux de bonté, ce front superbe, cette bouche où l’humour trace le pli d’une ironie sans amertume, comment les méconnaître ? Voici la large chaise de velours où il avait coutume de se reposer ; sur cette petite table Louis XVI à chevalet il dessina beaucoup, car Thackeray comme George Sand avait volontiers le crayon à la main pour s’aider à penser. En feuilletant les grands albums bourrés pour la plupart de croquis de voyages, j’entrevois le côté le plus enjoué, le plus aimable de sa nature. Il vit beaucoup de pays, revint souvent au nôtre, où s’était déclarée sa vocation, alla jusqu’en Amérique 3t y laissa le sillage d’un astre étincelant disparu trop vite. Ses enfans le rappelaient, les deux jeunes têtes blondes dont Watts a ébauché les chevelures d’or et le teint laiteux émergeant d’un brouillard.

Avec révérence je touche les manuscrits de l’auteur de Pendennis et de Vanity fair. Je n’en avais encore vu que quelques échantillons dans les vitrines du musée de Kensington, et ils m’avaient frappée par la netteté de la fine écriture de myope, très serrée, admirablement régulière, par le peu de retouches qu’ils indiquent, tandis que les manuscrits de Dickens sont, au contraire, chargés de ratures.

Mrs Ritchie me dit que son père écrivait et même dictait très vite, tout le travail, non seulement d’imagination mais encore de correction, se faisant dans sa pensée sans cesse à l’œuvre.

Les premières éditions reliées de tous les romans de Thackeray garnissent une petite bibliothèque, avec la copie du dernier, Denis Duval, qui demeura inachevé. Tout ici est consacré à une chère mémoire, tout révèle les origines distinguées, les belles amitiés littéraires de ce parfait homme de lettres qui fut aussi un parfait honnête homme, un homme de foyer. Sur les