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Si ces insinuations laissent Julie insensible, en revanche elles troublent d’Alembert et l’irritent plus qu’il ne faudrait. Son état d’amoureux transi et de soupirant sans espoir lui rend la fibre étrangement chatouilleuse ; à une innocente plaisanterie de son ami Voltaire, il répond d’un ton dépité : « Si vous êtes amoureux, dites-vous, restez à Paris. A propos de quoi me supposez-vous l’amour en tête ? Je n’ai pas ce bonheur ou ce malheur-là ; et mes entrailles sont d’ailleurs trop faibles pour avoir besoin d’être émues par autre chose que par mon dîner. » Et du propos qui l’a vexé il se prend aussitôt à Mme du Deffand, sans preuve, et sans autre motif que la rancune qu’il lui conserve : « J’imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence, et à propos de quoi. Mais il vaut mieux qu’on vous écrive que je suis amoureux que si on vous mandait des faussetés plus atroces, dont on est bien capable. On n’a voulu que me rendre ridicule, et ce ridicule-là ne fait pas grand mal. » Même démenti et même indignation quand les gazettes, un peu plus tard, font allusion à quelque projet de mariage : « Eh ! mon Dieu[1], que deviendrais-je avec une femme et des enfans ? La personne à laquelle on me marie est, à la vérité, une personne respectable par son caractère et faite, par la douceur et l’agrément de sa société, pour rendre heureux un mari ; mais elle est digne d’un établissement meilleur que le mien, et il n’y a entre nous ni mariage ni amour, mais de l’estime réciproque et toute la douceur de l’amitié. Je demeure actuellement dans la même maison qu’elle, où il y a d’ailleurs deux autres locataires ; voilà ce qui a occasionné le bruit qui a couru. » Sur quoi, nouvelle diatribe contre l’infortunée marquise : « Je ne doute pas que ce bruit n’ait été appuyé par Mme du Deffand… Elle sait bien qu’il n’en est rien de mon mariage, mais elle voudrait faire croire qu’il y a autre chose. Une vieille et infâme catin comme elle ne croit pas aux femmes honnêtes. Heureusement elle est bien connue, et que comme elle le mérite ! »

Le philosophe s’échauffait en pure perte. Bien mieux que ses colères et ses dénégations, l’attitude de Julie, sa tranquille assurance, sa franche et simple façon d’être, sans dissimulation, en pleine lumière du jour, suffirent à faire tomber soupçons et médisances, à faire taire les propos, à persuader les plus

  1. Lettre du 3 mars 1766, à Voltaire. — Correspondance générale de Voltaire.