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récalcitrans. L’heure vint, plus rapidement qu’on n’eût pu s’y attendre, où l’association fut acceptée de tous sans réticence et sans arrière-pensée, où les femmes les plus estimées, les plus irréprochables, — Mme Necker, Mme Geoffrin en tête. — tinrent à honneur de proclamer, par leurs paroles et leur accueil, leur foi dans la pureté d’une liaison platonique. « A Naples, écrit Galiani à son ami le marquis Tanucci[1], on dirait qu’ils sont mariés secrètement ; mais ici on se dispense de ces assertions inutiles… Mlle de Lespinasse jouit du droit de vivre comme un être à part, aimée et estimée de tous, et la meilleure compagnie de Paris va chez elle. » — « Rien de plus innocent que leur intimité, déclarera de même Marmontel ; aussi fut-elle respectée. La malignité même ne l’attaqua jamais, et la considération dont jouissait Mlle de Lespinasse, loin d’en souffrir aucune atteinte, n’en fut que plus honorablement et plus hautement établie. »

Et cependant vit-on jamais communauté de vie plus étroite et plus familière ? Ils se consultent sur toutes choses et n’agissent que d’accord, comme le ménage le plus uni. Toutes les affaires où Julie est intéressée, même les plus personnelles, passent sous les yeux de d’Alembert, sont dirigées par lui avec un dévouement jaloux ; c’est lui qui touche ses rentes et qui place ses économies. Presque toujours, au moins dans les premières années, ils font ensemble leurs visites ; on ne se risque guère à les inviter l’un sans l’autre. Lorsqu’elle a des maux d’yeux, ce qui est trop fréquent, il prend l’emploi de secrétaire ; fût-ce pour écrire à ses amis, elle se sert de la main de ce sûr confident, lui dictant du fond de son lit, voire même de sa baignoire. « Le mardi 2, du bain, où je suis, » ainsi débute une de ses lettres à Condorcet, le l’écriture de d’Alembert[2]. Aussi ces pages, composées en commun, ont-elles souvent l’air d’un dialogue, chacun s’adressant tour à tour à l’interlocuteur absent : « Mon secrétaire[3]ne sait jamais ce qu’il dit ni ce qu’il fait (pure bêtise de dire cela ! cette pensée est du secrétaire) ; ainsi vous ne devez pas être étonné qu’il ait pris le mois de juillet pour le mois d’août (le secrétaire

  1. Lettere di Ferdinando Galiani al marchese Tanucci, publiées par Bozzoni, Florence, 1880. — Lettre du 13 mars 1769.
  2. Hâtons-nous de dire que cette baignoire, « forme sabot, en cuivre rouge, » comme porte l’inventaire, était, selon l’usage du temps, recouverte d’une planche qui ne laissait passer que la tête de l’occupant, ce qui éloigne toute idée d’indécence.
  3. Lettre du 7 août 1769, à Condorcet. Lettres inédites de Mlle de Lespinasse, publiées par M. Charles Henry.