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ouverts, et ce bon accueil redoubla le jour où il amena Julie de Lespinasse. « Je fus très étonnée, écrit vers cette époque Mme de la Ferté-Imbault[1], un jour que je revenais de la campagne, de trouver installée dans le salon de ma mère une figure que je n’y avais jamais aperçue et qui y semblait comme chez elle. » On conçoit la surprise dont ces lignes font foi : rien de moins fait, à première vue, pour une liaison intime que ces deux femmes, si dissemblables par l’âge, les goûts, le tour d’esprit, l’une calme, tempérée, toujours maîtresse d’elle-même, ayant fait de la mesure et de la modération l’étude constante, la règle de sa vie, l’autre bouillonnante, impétueuse, et perpétuellement agitée par la passion qu’elle met en tout ; l’une, comme dit Morellet, « ne cherchant qu’à goûter en paix les douceurs de la société et de l’amitié, » l’autre, au contraire, « sans cesse troublée dans sa jouissance par la violence même de ses affections. » Il est pourtant certain que, malgré ces contrastes, une étroite amitié s’établit rapidement entre elles. Chacune, sans doute, aima dans l’autre les qualités dont elle se sentait dépourvue ; et cette sympathie s’affermit de l’estime réciproque fondée sur une droiture et une sincérité pareilles.

Il semble que Mme Geoffrin tomba la première sous le charme ou, tout au moins, fit les premières avances. La vieille et experte « virtuose » dans l’art de tenir un salon et de diriger les causeries fut séduite et émerveillée par cette parole chaude, animée, écho d’une âme sensible et enthousiaste, contenue pourtant par le tact le plus fin et le goût le plus délicat. Elle calcula tout ce qu’une telle recrue pourrait apporter d’agrément aux réunions dont elle était si fière et d’intérêt aux entretiens. Seule de son sexe, et par une exception unique, Julie de Lespinasse fut admise aux dîners du lundi et du mercredi ; et, du jour au lendemain, elle en fut la parure, l’attraction principale, l’étoile autour de laquelle gravitaient tant d’astres fameux. Chose extraordinaire, elle conquit également et domina bientôt celle dont la rude férule régentait l’Encyclopédie et en qui ses contemporains reconnaissaient « l’âme d’Alexandre. » L’heure arrive où Mme Geoffrin ne peut plus supporter l’idée de se passer de cette chère confidente, réclame sans cesse sa compagnie, la traite moins en amie qu’en fille, une de ces filles choyées et adulées qui

  1. Souvenirs inédits, passim.