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commandent plus qu’elles n’obéissent et dont les désirs font la loi.

Doit-on reprocher à Julie d’avoir accepté la douceur de cette maternelle affection, dont, au surplus, elle n’abusa jamais ? Et le crime est-il grand d’avoir, après quelques années de ce régime, pris le ton et l’allure d’une véritable enfant de la maison, sans que cette apparence fût au détriment du respect, du dévouement sincère et désintéressé ? Julie de Lespinasse, malgré sa réelle innocence, n’a pourtant pas échappé sur ce point au blâme le plus sévère, à la plus cruelle suspicion. J’ai conté dans un autre ouvrage les jalousies, les craintes, les imputations outrageantes dont elle se vit l’objet de la part de la fille légitime, et’ j’ai cité les pages où la marquise de la Ferté-Imbault exprime, en termes violens, sa colère, son indignation, à voir sa place « usurpée, » comme elle dit, par l’étrangère qui règne sans partage aussi bien sur le cœur que dans le logis de sa mère[1]. J’ai d’ailleurs fait justice, — et je n’y reviens pas, — de ce que ces accusations avaient d’immérité ; mais on ne peut dénier que, si les soupçons étaient vains, l’impatience était naturelle. Le tort, Véniel autant qu’incontestable, de Julie et de d’Alembert, — car on ne peut ici les séparer l’un de l’autre, — fut de se refuser à des ménagemens nécessaires, et d’afficher avec trop de hauteur le crédit exclusif dont ils jouissaient tous deux dans le premier salon du siècle.

D’abord quotidiennement, plus tard deux fois le jour, le matin et l’après-midi, ils arrivaient de compagnie et s’installaient des heures entières, tantôt restant en tête à tête avec Mme Geoffrin, tantôt recevant avec elle les nombreux visiteurs et présidant aux entretiens, si complètement à l’aise et se sentant si bien chez eux, que fréquemment ils s’y font adresser leurs lettres. Même, si l’on croit Mme de la Ferté-Imbault, la vieille bourgeoise, si jalouse autrefois de son autorité, aurait, sur la fin de sa vie, résigné aux mains de Julie une part essentielle de ses droits, lui conférant le privilège d’ouvrir ou de clore à son gré l’accès de son empire : « Ma mère lui avait donné permission d’amener chez elle qui elle voudrait parmi les gens de lettres, et c’était la Lespinasse qui décidait qui l’on recevrait et qui l’on ne recevrait pas[2]. »

Je ne veux pas insister davantage sur ces menus griefs et ces

  1. Voyez le Royaume de la rue Saint-Honoré, p. 347 et suivantes.
  2. Souvenirs inédits, passim.