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qu’elle tient dans la société de son temps. Si d’Alembert attire la clientèle, c’est elle qui la retient et qui se l’approprie. C’est à cause d’elle que tout visiteur de hasard aspire à devenir l’un des familiers du logis. Elle est « l’âme et le charme » de cette compagnie bigarrée[1]. Son défaut de beauté sert peut-être plus qu’il ne nuit à la durée de son succès ; elle y gagne en effet, de n’avoir pas à redouter l’envol de la première jeunesse et le ravage du temps. Il est d’ailleurs à remarquer que la vogue, au XVIIIe siècle, n’appartient guère aux âmes novices et aux visages en fleur. L’irrésistible séduction de Mlle de Lespinasse repose sur des bases moins fragiles que l’harmonie des traits ou la fraîcheur du teint ; elle réside avant tout dans ce don merveilleux, dont parlent ses contemporains, de se renouveler constamment, d’être toujours présente à tous et à chacun, de répandre sur tous objets la vive clarté de son intelligence, sans chercher à faire de l’esprit, en cherchant au contraire à faire valoir celui des autres. « Elle savait, écrit Grimm, réunir les genres d’esprit les plus différens, parfois même les plus opposés, sans qu’elle y parût prendre la moindre peine ; d’un mot, jeté adroitement, elle soutenait la conversation, la ravivait et la variait à son gré. Il n’était rien qui ne parût lui plaire et qu’elle ne sût rendre agréable aux autres… Son génie était présent partout, et l’on eût dit que le charme de quelque puissance invisible ramenait sans cesse tous les intérêts particuliers vers le centre commun. »

Grimm, dans ces lignes pénétrantes, note d’une touche délicate le tour d’esprit particulier et, si l’on peut dire, l’art social de Mlle de Lespinasse. Sa causerie, pleine de feu, demeure toujours fine, élégante, animée du désir de plaire. Sa subtile intuition, la justesse de son goût, lui font aussitôt discerner le fort et le faible des gens, le sujet qui les intéresse et le langage qui leur convient. « Sa conversation, dit Guibert[2], n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle parlait ; elle semblait avoir le secret de tous les caractères, la mesure et la nuance de tous les esprits. » Ayant promptement compris que le meilleur moyen de se gagner les cœurs est de paraître s’oublier pour s’occuper des autres, même avec ses meilleurs amis elle parlait peu de soi et leur parlait beaucoup d’eux-mêmes. « Elle était

  1. Grimm, Correspondance littéraire.
  2. Éloge d’Eliza, passim.