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Quelle force naît de cette entente, de quelle puissance dispose un groupement aussi homogène de personnages en vue et de gens de talent, c’est sur quoi il n’est pas nécessaire d’insister. On a pu dire avec raison que, si les assises officielles de l’Encyclopédie se tenaient rue Saint-Honoré, le minuscule salon de la rue Saint-Dominique en était le « laboratoire[1]. » C’est dans cette officine, en effet, que se rédigent le plus souvent, sur les œuvres et sur les hommes, les formules décisives qui seront le lendemain l’opinion de Paris, que se créent les réputations, que se font et parfois se défont les grands hommes, que l’on décerne ou qu’on retire le brevet d’immortalité. Là également se distribuent les fauteuils à l’Académie ; on y dresse en famille les listes de candidats, et l’élu de ce petit cercle a bien des chances d’être l’élu de la grande compagnie. La « dictature de d’Alembert, » pour employer l’expression consacrée, cette dictature académique que facilite bientôt son titre de secrétaire perpétuel, paraît avoir été, à proprement parler, un pouvoir absolu moins qu’une oligarchie ; son despotisme se tempère des avis quotidiens de son conseiller en jupons et du contrôle constant d’une assemblée délibérante, qui intervient dans tous les choix et mot au besoin son veto.

Plus tard, non satisfaite de son crédit dans l’empire littéraire, l’association eut l’orgueil d’étendre une main sur le gouvernail de l’État. Avec Turgot, l’un de ses plus dévoués et plus fervens admirateurs, Julie de Lespinasse, comme Mme du Deffand jadis avec Choiseul, put, elle aussi, se targuer d’avoir « son ministre. » Nous verrons cependant qu’elle n’en abusa point et que cette fortune passagère ne lui fit pas tourner la tête. C’est dans le domaine de l’esprit qu’elle tient à garder son pouvoir ; et c’est en effet celui-là où, pendant dix années, avec moins d’éclat extérieur, moins de renom européen, que le salon de Mme Geoffrin, la société groupée autour de Mlle de Lespinasse exerce une action plus profonde, plus directe et plus efficace.


IV

« C’est à Paris, écrivait Sébastien Mercier[2], qu’un homme sensé doit chercher un ami dans une femme ; c’est là qu’on en

  1. Goncourt, la Femme au XVIIIe siècle.
  2. Tableau de Paris.