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trouve un grand nombre qui, accoutumées de bonne heure à réfléchir, plus libres, plus éclairées qu’ailleurs, se mettent au-dessus des préjugés, et ont lame forte d’un homme avec la sensibilité de leur sexe… Une femme, à trente ans, devient une excellente amie. » De la vérité de ces paroles, l’histoire intime du XVIIIe siècle est la meilleure démonstration ; elle est pleine de ces attachemens où l’amour, au sens précis du mot, n’entre nullement en jeu, où la femme est pour l’homme une compagne à la fois fidèle et désintéressée, plus fine, plus délicate, plus attentive, que ne serait un ami de son sexe, toujours prête à l’aider dans les circonstances difficiles, à partager ses chagrin ? comme ses joies, à relever son âme aux heures de trouble ou de disgrâce. Dans l’affaissement îles caractères qui est le mal de cette époque, la femme, de cœur plus haut et plus souple d’esprit, paraît avoir presque seule conservé l’apanage de ce que jadis on nommait les vertus françaises, l’entrain, l’initiative, la ténacité dans l’action, la bonne humeur dans les revers ; et loin d’y perdre de son charme, on dirait au contraire qu’elle y acquiert une grâce nouvelle : « Quels sont les gens vraiment agréables que j’ai connus dans ma vie ? se demandait Walpole au terme de sa longue carrière. Un grand nombre de Françaises, quelques Anglais, peu d’Anglaises, et extrêmement peu de Français. »

Cet ensemble de qualités, joint à la tolérance des mœurs, à l’indépendance absolue que laisse l’abdication de l’autorité maritale, rendent plus fréquente qu’en d’autres temps cette chose délicieuse entre toutes, l’amitié d’une femme et d’un homme, confiante, intime, tendre sans galanterie, dévouée sans exigences, familière sans vulgarité, douceur grave de l’âge mûr et réconfort du déclin de la vie.

Ce sentiment pur et consolateur, si Mlle de Lespinasse eut, comme j’ai dit plus haut, l’heureuse fortune de l’inspirer souvent, elle l’éprouva de même et en tira tous les bienfaits et toutes les jouissances qu’il implique, encore qu’avec son humeur impétueuse elle y apportât un peu d’exaltation. C’est sur le mode lyrique qu’elle en proclame les joies et qu’elle en célèbre les charmes : « Je ne connais qu’un plaisir, je n’ai qu’un intérêt, celui de l’amitié ; elle me soutient et me console… Je n’existe que pour aimer et chérir mes amis. Ah ! qu’ils sont aimables ! Qu’ils sont honnêtes ! Et qu’ils sont généreux ! Combien je leur