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Cette dispersion de son intelligence, à quoi correspondait quelque éparpillement de son cœur, n’avait pas échappé à la pénétrante clairvoyance de Mlle de Lespinasse : « Il travaille dix heures par jour, dit-elle avec un soupçon d’ironie ; il a vingt correspondances, dix amis intimes, et chacun d’eux sans fatuité pourrait se croire son premier objet. Jamais, non jamais, on n’a eu tant d’existences, tant de moyens et tant de félicité[1] ! »

Toutefois les défauts mêmes que je viens de noter, s’ils nuisaient fort à son succès mondain comme à son renom scientifique, contribuaient au contraire à l’agrément de son commerce intime. La variété de ses études, jointe à sa prodigieuse mémoire, lui permettaient, dans un cercle restreint où fondait sa timidité, de traiter avec compétence les sujets les plus différens, « philosophie, belles-lettres, sciences, art, gouvernement, jurisprudence. » Cette énumération est de Julie de Lespinasse. « Quand vous l’aurez écouté, ajoute-t-elle, vous direz cent fois par jour que c’est l’homme le plus étonnant que vous ayez entendu… On pourrait donner à son esprit un attribut qu’on n’accorde qu’à Dieu : il est infini et présent, sinon partout, du moins à tout[2]. » Sa facilité même à répandre ses affections et cette « bonté universelle » qui confinait à la banalité lui composaient une physionomie bienveillante, propre à toucher les âmes sensibles. « Il aime beaucoup de gens, disait-on, mais il les aime beaucoup. » Ses contemporains, au surplus, s’accordent à vanter sa réelle obligeance, son actif empressement « à compatir, à secourir, » les services qu’il rendait dussent-ils lui coûter quelque peine. « Il n’a peut-être jamais dit à un de ses amis : Je vous aime ; mais il n’a jamais perdu une occasion de le lui prouver… Jamais aucun d’eux n’a pu désirer par-delà ce qu’il lui donne[3]. » Ainsi par le Julie, qui, pénétrée d’admiration pour tant de bienfaisance, ne l’appelle autrement que « le bon Condorcet ; « tout au plus, aux heures de querelle, se contente-t-elle de le nommer « le ci-devant bon Condorcet. »

Bien qu’en des circonstances tragiques sa conduite ultérieure justifie mal cette épithète, Condorcet, disons-le, semble avoir mérité la reconnaissance de Julie. Du jour où, présenté

  1. Lettre du 9 octobre 1774, à Guibert. Édition Asse.
  2. Portrait de Condorcet par Mlle de Lespinasse. Appendice aux lettres publiées par M. Ch. Henry.
  3. Ibid.