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vous fais mon compliment, madame, et je partage votre plaisir avec tant de vérité et d’intérêt, que je serais presque tentée de croire que vous me devez aussi des félicitations. Ayez du moins assez de bonté pour être bien persuadée qu’il n’y a que vous au monde à qui je cède l’avantage de mieux aimer M. Suard, et de prendre un intérêt plus tendre à tout ce qui le touche… Recevez, je vous prie, la tendre assurance des sentimens que je vous ai voués pour la vie[1]. »

Cet enthousiasme a de quoi étonner ceux qui jugeraient Suard sur ses œuvres ; et Grimm, avec son sens critique, semble avoir prévu cette surprise, quand il écrit aussitôt après l’élection : « Beaucoup de gens n’ont point voulu reconnaître les titres qu’il pouvait avoir à cet honneur, mais tous ceux qui le connaissent sont persuadés qu’il ne dépendrait que de lui de le mériter. » C’est que la renommée de Suard et l’ascendant réel qu’il exerça sur ses amis tenaient à sa personne bien plus qu’à ses écrits. Grand et bien fait, le visage noble et spirituel, tranchant par sa naturelle distinction sur les allures et les manières de la plupart des gens de lettres de son temps, il séduisait irrésistiblement par le charme de sa parole, à la fois chaude et mesurée, par sa conversation tour à tour légère et sérieuse, sans cesse variée, jamais pédante, par la finesse de son esprit, la sûreté de son goût et l’aimable douceur d’une âme bienveillante et sensible. « Ce qui réussit ainsi en tout temps et en tout lieu est un don et n’est pas un art, » remarque un de ses biographes.

Ces qualités vivantes expliquent et le succès de Suard auprès de ses contemporains et l’indifférence dédaigneuse de la postérité. Elles suffirent, en tous cas, à lui gagner le cœur de Mlle de Lespinasse. Il fut par sa causerie l’un des attraits de son salon, et par sa bonté attentive l’une des joies de son existence. Au début de leurs relations, certains des billets qu’ils échangent exhalent comme un parfum léger de coquetterie d’une part, de galanterie de l’autre, chose rare dans la correspondance de Julie avec ses amis. « Voudriez-vous, lui écrit-elle[2], ne fût-ce que pour la rareté du fait, venir dîner avec moi, c’est-à-dire mourir de faim et de tristesse ? Ce régime vous est proposé par l’amitié ; la haine ne ferait pas pis. Je serai bien aise et bien contente si vous acceptez ; mais peut-être sera-ce un bonheur pour moi si

  1. Essais de Mémoires sur M. Suard, par Mme Suard.
  2. Archives du château de Talcy.