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d’exercer une influence suffisante sur leurs équipages. La licence était partout ; les vrais marins prisonniers ou embarqués, il avait fallu, pour faire face aux armémens, embaucher les hommes de la lie du peuple, ayant pour la plupart trempé dans les plus affreux massacres, et heureux d’échapper à la réprobation de leurs concitoyens. Il y en avait de Brest, de Nantes, de partout, et c’était la plus effroyable collection de bandits. Ces gens-là s’arrangeaient autant que possible pour rester à terre, et j’éprouvai un vrai soulagement quand je fus embarqué. À bord, du moins, je trouvai des gens de mer, et la canaille des villes n’y était qu’en minorité. Je fus donc inscrit comme mousse sur les rôles d’équipage de la frégate la Gentille, capitaine Canon, qui faisait partie de l’escadre commandée par l’amiral Villaret Joyeuse.

Le rôle de cette escadre devait être de débloquer l’entrée de Brest, pour y faire entrer un immense convoi de grains qui arrivait d’Amérique, escorté par quelques vaisseaux que commandait le contre-amiral de Sercey. La France était menacée de famine, et il fallait à tout prix que ce convoi traversât la croisière anglaise établie devant Brest, et composée d’une trentaine de vaisseaux sous les ordres de Lord Hood.

L’amiral Villaret Joyeuse, issu d’une noble et ancienne famille, était un des rares officiers de la marine royale que la Révolution eût conservés ; je ne sais par quel hasard il avait sauvé sa liberté et sa tête ; puis, comme on avait besoin de lui, il était passé du grade de lieutenant de vaisseau à celui de vice-amiral, et il commandait avec fermeté ce ramassis de navires, ayant à son bord, pour contrôler ses actes, un commissaire de la Convention, nommé Jean Bon Saint-André.

L’amiral Villaret Joyeuse n’avait sans doute pas l’espoir de vaincre, avec les navires qu’il menait au feu, les magnifiques vaisseaux de l’amiral Hood ; il rencontra cependant l’escadre anglaise en vue d’Ouessant, et engagea résolument la bataille connue sous le nom de bataille du 13 prairial. Les Anglais, croyant encore avoir affaire aux escadres qu’ils avaient combattues pendant la guerre d’Amérique, et peut-être impressionnés par la réputation de bravoure et de férocité que se donnaient les républicains, engagèrent l’action avec mollesse : ils avaient l’avantage du vent, et leur amiral dut leur faire trois fois le signal de « laisser porter » pour arriver sur nous. Aussi ce ne fut