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des jeunes conscrits surprenaient le conseil de révision ; nous en voyions défiler trente, quarante de suite qui semblaient de véritables hercules ; et un vieux médecin nous disait à ce propos : « Leurs pères étaient presque chétifs ; ceux-ci sont superbes parce qu’ils boivent du vin. » D’ordinaire rien ne distingue, dans leur manière de vivre, le cultivateur et les ouvriers agricoles ; nourriture et conversation communes ; les ouvriers mangent à la table du patron ; il n’y a exception que lorsque celui-ci reçoit des invités : alors le personnel ouvrier quitte la table dès qu’il a pris sa nourriture, et les gens de la maison continuent.

Les domestiques font partie de la famille : le dimanche, le domestique sortira avec le fils du patron, la servante avec la fille de la maison ; le patron n’affiche jamais un air de supériorité. Et cette simplicité affectueuse se paie largement en affection, en stabilité : maintenant encore beaucoup de domestiques restent vingt, trente ans, chez le même propriétaire, ou dans la même ferme à laquelle ils demeurent attachés, comme des immeubles par destination, quelles que soient les vicissitudes de la propriété.

Comme autrefois, le pain est la base de l’alimentation des habitans de la campagne, et j’en sais plus d’un qui consomme deux kilogrammes par jour. Voilà un progrès énorme : autrefois on mangeait du pain noir, du pain de seigle ou de sarrasin, le cultivateur aisé mélangeait le froment au seigle. Avec la crainte trop justifiée des disettes, les tarifs exagérés de province à province, la défense d’envoyer le blé à l’étranger, le grain circulait très difficilement, les prix de famine tombaient, lourdes croix, sur le pauvre monde, le blé se cachait, et, en dépit des greniers officiels, les villes elles-mêmes, la capitale, vivaient presque au jour le jour. Le pain eut ses drames poignans, la pléthore d’une contrée voisinant avec l’indigence d’une autre, les divergences de cours se produisant de marché à marché, ou même d’année à année sur le même marché, la famine allant et venant comme un fléau familier, les périodes de mortalité correspondant presque toutes aux époques de cherté des céréales. De 1650 à 1652, de 1661 à 1663, l’hectolitre de blé vaut 30, 35 et 40 francs à Rozoy-en-Brie, près de Paris, alors que, sur les bords du Rhin, il ne dépasse pas 7 ou 8 francs ; mais, en 1623, l’Alsace avait payé le blé quatre fois plus cher que