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décisive : « Vers 1850, c’était l’époque de l’abondance, ce fut le point de départ du bien-être qui s’établit et se développa peu à peu... Il est de toute évidence que plus on gagne, plus on a la main large, suivant l’expression populaire, et que les vieillards qui, avec de faibles bénéfices, ont édifié ou augmenté une petite fortune, ne l’eussent pas fait en menant un genre de vie semblable à celui d’aujourd’hui. » L’avarice qui est un défaut à la ville est une qualité à la campagne. « Le but de l’avare, dit fort bien Mme de Beausacq, n’est pas d’amasser de l’or : c’est de mettre en réserve de la puissance. Il se sent plus fort que toutes les tentations, puisqu’il se dit : Si je voulais ! »

Comment nos ruraux placent-ils leurs épargnes ? D’abord ils achètent une maison, et puis ensuite de la terre, la terre qui représente les longs espoirs et les vastes pensées, qu’on voit, qu’on palpe avec la main, celle que la révolution ne leur enlèvera pas ; car la possession du sol n’a été troublée en 89 que pour les émigrés et le clergé, non pour les paysans ; et, malgré les confiscations, on doit reconnaître que la Révolution a fortifié, affranchi, simplifié la propriété individuelle. M. d’Avenel a démontré fortement que celle-ci a plus d’étendue, moins de profondeur au moyen âge ; ainsi les campagnards possèdent dans les bois seigneuriaux des droits d’usage, de pâturage, de glandée pour les porcs, droits fort gênans, obtenus à des prix très modiques[1]. Bien entendu, ces droits d’usage donnent lieu à des procès innombrables, où l’homme d’épée reproche à l’homme de bêche ses défrichemens sournois, où celui-ci invoque des violences antérieures, des abus de la force brutale ; cela finit souvent par des transactions, mais insensiblement la chaumière l’emporte sur le château, l’usage et le pacage restituent au paysan des centaines de milliers d’hectares. Il y a là une tradition confuse de communisme foncier qui reparaît, plus saisissante, dans le droit de vaine pâture, la jouissance collective du sol pour la nourriture du bétail. Les admirateurs du bon vieux temps savent-ils que la propriété du sol était à ce point restreinte et bornée que le maître d’une prairie devait se contenter de la seule récolte du foin ? il n’est chez lui que pendant trois mois et demi par an, de mars à juin ; le reste du temps la jouissance des prés appartient à tout le monde, « c’est pour les paroissiens un bien public, comme la

  1. D’Avenel, Paysans et ouvriers, p. 39 et suivantes. — La Fortune privée à travers sept siècles, p. 186 et suivantes.