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me fit promettre de ne pas me compter parmi les prisonniers de guerre, et de me faire déposer sur la côte d’Espagne. Cette assurance me combla de joie, et comme les hommes heureux sont disposés à avoir le cœur sensible, je voulus rester sur l’intrépide jusqu’à la dernière minute de l’agonie d’un de mes amis. C’était un enseigne de vaisseau nommé Poullain, avec qui j’étais étroitement lié. Il n’avait pas été jugé transportable, et me suppliait de ne pas l’abandonner dans les angoisses de la dernière heure. J’espère que cette bonne action me sera comptée là-haut. car ses conséquences ont lourdement pesé sur ma carrière.

L’officier anglais chargé du transbordement, après m’avoir fait la commission de l’amiral, et apprécié les motifs qui me faisaient différer mon départ, m’avait promis de me faire prendre dans la journée par une embarcation ; malheureusement le vent, qui était tombé dans la matinée, se remit à souffler grand frais, et les communications redevinrent difficiles. Le Britannia s’éloigna, ma carrière militaire disparaissait avec lui.

Quand j’eus reçu le dernier soupir de mon pauvre camarade, nous restâmes trois êtres vivans sur l’Intrépide. C’étaient un capitaine d’artillerie et un aspirant qui n’avaient pas voulu m’abandonner. Le pauvre Grévillot n’était plus de ce monde ; un biscaïen l’avait frappé près de moi, et, pendant qu’on l’emportait, un boulet lui avait fracassé la tête. L’aspirant m’avait toujours témoigné une sincère affection, et j’avais eu l’occasion de constater en lui l’empire qu’un cœur énergique peut exercer sur une organisation défectueuse. Son poste pendant la bataille était aussi sur le gaillard d’avant ; il y faisait bonne contenance, et pendant un moment de répit, je lui offris de prendre un verre de vin. Quand il s’agit de tenir son verre, sa main trembla tellement qu’il lui fut impossible de garder une goutte de liqueur, et cependant son visage était calme et sa conduite parfaitement courageuse. Comme il semblait humilié de cette marque de faiblesse, je pris sa main tremblante et la lui serrai avec effusion, l’assurant de toute mon estime, car il avait bien plus de mérite à se bien conduire que ceux qui, comme moi et bien d’autres, n’éprouvions guère d’émotion dans les plus grands dangers.

Cependant notre situation sur l’Intrépide s’aggravait à toute minute. Au milieu de ces cadavres et de ce sang répandu, le silence n’était plus troublé que par le bruit de la mer, et une