Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/458

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Celles que transcrit M. Souriau ne sont qu’une longue plainte. Le fait est que, confinée dans des occupations de servante, obligée de renoncer à la vie de Paris pour vivre dans une île dont la solitude agréait aux goûts champêtres et à la misanthropie de Bernardin, mais dont l’humidité était meurtrière à la santé d’une femme de complexion délicate, Félicité, qui avait songé à divorcer, est morte en partie victime de l’égoïsme de son vieil époux. Il ne suffit pas, pour innocenter Bernardin, de noter que dans l’année qui suivit, et comme il s’apprêtait à contracter une nouvelle union, il invita sa belle-mère, Mme Didot, au repas de noces. Ce second mariage sera d’ailleurs l’exacte contrepartie du premier. C’est ici le barbon amoureux d’une jeunesse. Bernardin se retrouve poète pour faire aux vingt printemps de Mme de Pelleporc l’offre de ses soixante-trois hivers. « Mon âge, je le sais, est disproportionné au vôtre. Mais le jeune chèvrefeuille pare de ses fleurs le tronc d’un vieux chêne, et le chêne à son tour le protège contre les tempêtes. » Au rebours de la première Mme de Saint-Pierre, la seconde, fit de son mari tout ce qu’elle voulut : elle le chargea de ses commissions et l’emmena à la messe.

Un des traits que la nouvelle biographie de Bernardin de Saint-Pierre met vigoureusement en lumière, c’est sa manie d’enragé solliciteur, et c’est l’art qu’il a de courir, sous tous les régimes, la carrière des places. On savait déjà qu’il se brouilla avec les philosophes parce que Turgot ne lui avait pas procuré un emploi ; mais voici la lettre qu’un beau jour reçut de lui Mme Necker : « Madame, mes amis s’étonnent qu’ayant quelque part à votre estime, M. Necker ne fasse rien pour moi. Ils disent qu’il y a dans la finance assez d’emplois lucratifs qui ne demandent aucun talent et qui donnent assez de loisir pour cultiver les miens. S’il est donc vrai que M. Necker me veuille du bien, déterminez-le à m’en faire. Il est impossible qu’on vous refuse ; les femmes règnent ou par la beauté, ou par l’esprit, ou par la vertu ; pourriez-vous échouer, vous qui réunissez, par un assemblage si rare, ce triple pouvoir ? » Ce mélange de flagornerie, de cynisme et de brutalité en dit long sur un caractère. Comme on le voit, c’est aux sinécures qu’allaient tout droit les préférences de Bernardin. Il fut pensionné par l’ancien régime ; et on le voit à cette époque très persuadé que la tyrannie est le meilleur des gouvernemens. La Révolution le combla de ses faveurs et ce n’est pas assez de dire qu’il sut alors se faire « oublier ; » il se rappela au contraire aux dispensateurs de la manne officielle, et de la façon la plus fructueuse. C’est alors qu’il obtient le plus de places, au Jardin des Plantes, à la Bibliothèque