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L’Union générale ne fut donc pas le seul engouement de cette époque, mais il fut le plus célèbre, le plus triomphal et finalement le plus désastreux. M. Bontoux avait rapporté d’Autriche plusieurs affaires sérieuses qui, bien gérées, devaient réussir et ont, effectivement, prospéré malgré sa chute. Leur groupement fut le pivot ou le point de départ d’un établissement nouveau, l’Union générale, qui dès le début, au lieu de se borner à des convictions financières, commit l’imprudence de faire entrevoir des bénéfices politiques et religieux. On prendrait sa revanche de la finance cosmopolite et la conquête de l’« Or du Rhin » serait suivie, comme dans la tétralogie wagnérienne, du « Crépuscule des dieux » jusqu’alors omnipotens. Du moment où il s’agissait d’une croisade par actions, et d’argent à gagner contre quelqu’un autant que pour soi-même, dès lors que l’on remplirait à la fois son devoir et son portefeuille, l’Union générale recueillit plus de sympathies, éveilla plus de passions qu’une entreprise ordinaire. Elle provoqua, par le même motif, une pareille dose de mauvais vouloir et de sourde hostilité.

Mais ni ses amis n’auraient pu prévoir son invraisemblable succès, ni ses ennemis n’auraient pu précipiter son échec. Elle fut choisie, comme un tapis vert, par des gens qui jouaient à la Bourse comme on joue au baccarat. Le Suez, qui n’avait, lui, aucune nuance politique, eut à la même date le même sort : après être monté en janvier 1882 à 3 500 francs, il retombait un mois plus tard à 2 000 francs. Mais sans se faire aucun mal, parce que l’administration du Canal était restée étrangère à ces fluctuations. L’Union générale, au contraire, sombrait, parce qu’elle avait commis la même faute que Law, sous la Régence et Pereire sous Napoléon III : elle avait spéculé sur ses propres titres, les reprenant beaucoup plus haut qu’elle ne les avait vendus au public, avec l’espoir de les pousser et de les revendre plus haut encore ; prise elle-même de ce vertige de la rue Quincampoix, dont une partie de la France, et particulièrement la région lyonnaise, fut alors possédée durant plusieurs mois.

Avant cet « emballement » illogique, les habitués du marché, ceux qui ont « le sentiment de la réalisation » et qui, suivant un précepte sage, « laissent toujours gagner après eux, » s’étaient mis à l’abri. A la Bourse, le coin noir, le « coin des corbeaux, » ainsi qu’on nomme les baissiers qui guettent les réactions des