Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/667

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Goulette, dont un embranchement remonte jusqu’au milieu de la presqu’île carthaginoise. Nous longeons le lac de Tunis, grand marécage dont les bords vaseux exhalent une odeur méphitique et dont les eaux lourdes se moirent de toutes les nuances vénéneuses de la pourriture. De loin en loin, des maisonnettes peintes, ou prétentieusement stylisées par des moulages en plâtre, évoquent l’idée d’une banlieue marseillaise, égarée dans cette pouillerie africaine… Enfin j’entends crier : Carthage ! Je descends devant une petite station, qui semble oubliée à la lisière de la route. Je regarde l’écriteau cloué au mur, et, si puéril que soit ce sentiment, je ne puis me défendre d’une surprise mêlée de tristesse et de déception, en y lisant le nom de la ville illustre dont les syllabes déchiffrées jadis dans les textes latins ont ébloui mon imagination d’enfant. Personne ne s’arrête ici Derrière la claire-voie de la sortie, je n’aperçois qu’un vulgaire camion où un Maltais, coiffé du feutre colonial, entasse des sacs de pommes de terre.

En ce moment, le mistral souffle en tempête, éparpillant par toute la plaine des tourbillons opaques. L’espace brouillé est d’un jaune sale et la campagne, sans verdure, donne une impression d’aridité et de platitude. Çà et là, des hameaux habités par des indigènes, des villas environnées de quelques arbres maigres, et, devant moi, au sommet d’une colline, une église un peu théâtrale, écrasée sous un dôme aplati, qu’encadrent deux tours byzantino-mauresques, — construction hybride qui achève de dérouter mes réminiscences classiques. A droite et à gauche, rien que des champs de blé, des champs de fèves et de haricots ! C’est à travers des carrés de légumes que je m’achemine vers la patrie d’Hamilcar !

Par des sentiers de chèvres, j’escalade la colline, la fameuse Byrsa chantée par Virgile, l’antique acropole de Carthage. On n’y voit plus rien aujourd’hui, sauf la basilique archiépiscopale, le couvent des Pères Blancs et deux hôtels pour les touristes : l’Hôtel Saint-Louis et l’Hôtel de Carthage… L’hôtel de Carthage ! Quelle désagréable confusion d’époques ces deux noms produisent dans mon esprit, et que cela sonne ridiculement à mon oreille !

L’œil cherche en vain où s’arrêter. Cette cathédrale toute neuve aux magnificences économiques et dont le plâtras s’effrite, laissant comme des plaies galeuses sur les murs, elle a déjà l’air