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J’ai beau me raidir de toute la force de mon enthousiasme, le mistral qui sévit avec plus de fureur m’oblige à m’abriter à l’Hôtel Saint-Louis. Je me réfugie dans une grande véranda vitrée, dont les carreaux secoués par l’ouragan gémissent comme un orgue de verre, mais d’où je puis au moins contempler le grandiose paysage, sans être aveuglé par les averses de sable. Des tourterelles que le vent chavire s’écrasent contre les châssis des fenêtres, puis les souffles déchaînés les remportent vers la plaine, au-dessus du palais de Mustapha-ben-Ismaïl. Mon regard suit le vol éperdu des tourterelles, filles des colombes de Tanit, — et je m’enivre de cette immensité, où se précipitent les avalanches sonores de la tempête !…

A mes pieds, j’aperçois l’ancien port militaire de Carthage, avec son îlot qui supportait les bâtimens de l’Amirauté ; tout près, le port marchand qui communiquait avec celui-ci par un étroit chenal. Séparés du rivage, envahis par les alluvions marines, ils se rétrécissent en forme de coupelles rondes, dont les eaux denses miroitent comme des disques d’argent. Plus loin, c’est le lac de Tunis, les maisons blanches de La Goulette, toute la banlieue où s’étendait jadis le faubourg des Mappales ; de l’autre côté, le plateau de Sainte-Monique, le phare de Sidi-bou-Saïd ; en face, sur la courbe du golfe, le massif abrupt du Zaghouan, dont les cimes bizarrement échancrées imitent les créneaux d’une citadelle.

Le golfe est couvert d’écume. En ce moment, un navire à la double cheminée rouge tangue fortement contre le ressaut des vagues. La mer houleuse est tachetée de plaques jaunes qui se dissolvent dans des verts d’émeraude et dans des bleus violacés. Un beau soleil printanier illumine l’espace bouleversé par le mistral et la surface mouvante des flots ; mais ses rayons obscurcis par la poussière s’abattent comme les barres transversales d’une pluie torrentielle… Cette mer, à la fois lumineuse et sombre, ces lames démontées que laboure, à grands coups d’ailes, le vent du Nord, on dirait une carrière de marbre, dont le bouillonnement intérieur ne s’est pas encore figé. Cela reluit à perte de vue, sous les ombres mobiles des nuages. L’œil se dilate prodigieusement, le cœur se gonfle d’orgueil, devant ce grand cirque ondoyant et splendide : c’est le vestibule maritime de l’Afrique, un port gigantesque capable de recevoir toutes les flottes de l’Europe latine !…