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aussi funeste à l’Allemagne qu’à la France et à la paix du monde. L’oubli ne serait qu’une équivoque prolongée ; le moindre incident suffirait pour le faire cesser et réveiller des souvenirs mal endormis. En France, il n’irait jamais sans arrière-pensée ; en Allemagne, il constituerait la plus démoralisante glorification des doctrines que nous combattons, la consolidation par la République de l’œuvre détestable du second Empire ; le chauvinisme allemand y trouverait sa justification, un encouragement à recommencer. Non, l’oubli ne sera pas plus une solution que la revanche.

Est-ce à dire qu’entre la revanche et l’oubli il n’y a pas place pour un accord ? C’est là ce que la myopie chauvine franco-allemande ne peut entrevoir. Cet accord pourtant s’établira, et c’est dans cette certitude que nous préparons obstinément l’opinion, des deux côtés de la frontière, à l’accepter, bientôt même à le réclamer. Gambetta et Jules Ferry n’ont pas voulu désespérer ; pourquoi serions-nous plus pessimistes ? De plus en plus les deux peuples que séparent des fautes dont ils ne sont pas responsables tendront à se rapprocher. L’Allemagne sentira cet irrésistible besoin plus encore que la France, parce qu’elle est plus gravement menacée que nous par la concurrence économique et par la révolte sociale. Sous la pression des difficultés communes et de l’impatience universelle, les deux peuples ne pourront pas indéfiniment continuer à faire obstacle à une organisation européenne qui s’impose ; ils sauront dicter à leurs gouvernemens des concessions honorables, acceptables pour l’un et pour l’autre.

Cela sans doute vous paraît nuageux, — comme l’aube, — mais de votre côté, je ne vois que la nuit impénétrable et sans espoir d’aucune sorte ; c’est cette obscurité pleine d’équivoque, de dangers et de déceptions que le devoir de tout bon Français, de tout honnête homme est d’essayer de dissiper.

L’Union européenne se fera ou plutôt elle se fait chaque jour sans qu’on y prenne garde, par toute une série d’accords de détail qui finiront par former un réseau complet ; — accords économiques, juridiques, sociaux. L’union postale, la conférence des sucres, les conférences pour la réglementation de la production, du travail, de l’hygiène, de la police et combien d’autres ne sont que des commencemens, les premières mailles du réseau. Toutes ces conférences ont elles-mêmes été précédées par autant de congrès dus à l’initiative privée, et ces congrès ont été préparés auparavant par l’action personnelle de ces précurseurs inlassables que l’on oublie, dont vous riez et qui sont, malgré tout, de bons citoyens de leur pays et de bons serviteurs de l’humanité.