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d’imaginer quel effet devaient produire sur elle ces alternatives incessantes d’espoir et de découragement, ces immenses projets qui n’aboutissaient pas, ces tendres appels invariablement suivis d’exhortations à prendre patience et à se résigner. Et, d’ailleurs, les quelques lettres de la pauvre jeune fille sont d’un langage si simple, et sortent d’une âme si limpide, qu’elles suffisent à nous révéler toute l’évolution de ses sentimens : sentimens dont les deux principaux, toutefois, semblent bien s’être, jusqu’au bout, conservés immuables, — son profond amour pour Eckermann, et son désir de se marier avec lui le plus vite possible. Mais d’autant plus elle s’étonnait, se désolait, s’irritait, de voir que la date de ce mariage s’éloignait sans cesse, d’année en année. Ses parens étaient morts, dans l’intervalle ; elle se trouvait réduite à vivre, tour à tour, chez ses deux frères ; et depuis neuf ans elle attendait que son ami fût enfin en état de l’accueillir chez lui. Et voici qu’il lui annonçait que, faute de l’avoir à ses côtés, il se sentait incapable de faire fructifier son génie ! Le temps était loin où, pieusement, elle recouvrait d’un globe le buste de Gœthe : volontiers, à présent, elle l’aurait mis en pièces. Gœthe, c’était ce méchant vieillard qu’elle rendait responsable de tous ses malheurs. Non seulement il se refusait à la moindre démarche pour procurer une place à son jeune élève : il l’empêchait même, — par jalousie, peut-être ? — de créer de belles œuvres et d’employer son talent à son propre profit ! Elle écrivait, par exemple, le 30 janvier 1827 :


… Je voudrais bien savoir à quoi tu t’occupes ? Et puis, est-ce qu’il ne te serait point possible de faire un peu attendre Gœthe, jusqu’à ce que tu eusses produit, toi-même, quelque chose de bon ? Car je crois toujours que c’est lui qui te dérange, avec ses invitations et les travaux qu’il t’impose. Tu dois maintenant avoir eu assez d’honneurs à Weimar, et je ne serais pas fâchée que ta renommée se répandît au-delà de cette ville. Mais si tu continues à travailler pour Gœthe, tu en resteras toujours où tu en es ; et je devrai en conclure que ton amour pour moi n’est pas assez fort pour te faire rien entreprendre. Voilà ce qui, par instans, me vient en tête, et ne me laisse pas de repos. Gœthe, pour toutes tes bontés, ne te paie qu’en honneurs ; il ne pense ni à moi, ni à ton bonheur à venir ; il est trop content d’accepter tes services, et ne t’en a pas même de reconnaissance. On me l’a bien dit, à Lunebourg, que souvent déjà Gœthe avait ainsi retenu près de lui de jeunes poètes, et les avait employés à son profit, et que jamais il ne leur en avait témoigné sa reconnaissance. Je suis tout à fait sans prévention ; mais, hélas ! je vois à présent que cela est vrai !


Je dois ajouter tout de suite que cette tragi-comédie s’est encore prolongée pendant plus de quatre ans, jusqu’aux derniers mois de