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haute éducation, et avec l’intelligence la plus exquise. Elle vit constamment dans le plus grand monde ; mais elle aime un jeune homme qui est loin d’ici, et elle est malheureuse. Nous nous plaignons, l’un à l’autre, de notre infortune. Hier soir encore, nous avons parlé de toi. Je sais que ce n’est point galant, en présence d’une dame charmante, d’en louer trop une autre : mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui décrire ta beauté et ta perfection. — Mais vous n’allez pas quitter Weimar ? ma-t-elle dit, et abandonner vos grandes relations avec Gœthe ? — Sur ce point-là, lui ai-je répondu, je ne suis pas encore décidé ; mais ce que je sais et ce que je sens, c’est que le temps commence à me durer beaucoup ! »


On peut bien dire que, dans toutes ces interminables années d’attente et de désolation, la malheureuse Jeanne Bertram n’a connu qu’un moment de plaisir : c’est quand, le 3 décembre 1830, elle a appris que Gœthe venait d’avoir une attaque d’apoplexie. « A un âge comme le sien, j’ose t’assurer qu’on ne survit pas longtemps à ces accidens-là ! » écrivait-elle à Eckermann, sans pouvoir se contraindre à accompagner ce pronostic d’un seul mot de regret. La mort de Gœthe, n’était-ce point la délivrance, pour son fiancé et pour elle ? Mais, cette fois encore, son espoir fut déçu : car on sait que Gœthe se remit de l’accident, et ne tarda pas à reconquérir sa prodigieuse santé. Et le supplice de Jeanne Bertram recommença, avec l’apparence de devoir se prolonger indéfiniment. « Il y a quelques jours, écrivait-elle le 13 décembre 1830, je suis allée en visite chez Mme Borchers. Plusieurs personnes m’ont demandé de tes nouvelles, et aussi quand je me marierais ; et Mme de Bobers s’est assise près de moi pour me dire que j’avais eu tort d’attendre si longtemps, et que c’est ce que sa Caroline avait toujours dit. Encore, Dieu merci, ces dames ne savent-elles pas combien de temps nous avons déjà attendu ! » Elle n’engageait même plus son ami à travailler pour soi, ayant désormais renoncé au rêve d’épouser un grand homme. Qu’il consentit seulement à quitter son maudit Weimar, telle était désormais son unique pensée. Voici encore une de ses lettres :


Ce que je ne comprends pas, ni bien d’autres personnes non plus, c’est que Gœthe ne te soutienne pas davantage : car tout le monde est d’avis qu’il serait en état de le faire. Mais on a bien raison de dire de lui que c’est un homme qui promet beaucoup sans jamais tenir ses promesses. Si tu avais continué à étudier le droit, il y a maintenant beau temps que tu serais tiré d’affaire. Et je me reproche bien à présent de n’avoir pas insisté