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dissipé. De bonne foi, croyez-vous qu’il ne fut fait que pour la dissipation ? Croyez-vous que, quoique ma raison m’ait prescrit ce plan de conduite, mon âme s’y soumette toujours ?… Oh ! si vous saviez ce qu’il m’en a coûté, vous ne douteriez pas que les lettres d’Héloïse m’aient affectée jusqu’à me faire mal ! »

Cette sincère confession nous livre la clé de son cœur, et l’on y lit à livre ouvert l’angoisse et le trouble d’une âme qui, pour donner le change à ses désirs, à ses aspirations intimes, a fiévreusement cherché tout ce que peuvent donner d’aliment à l’esprit les conversations de salon, les occupations littéraires, l’activité mondaine, et qui, ayant épuisé la saveur de ces joies limitées, arrivée à la fin et au dégoût des choses, découvre en soi un appétit d’aimer, de se donner, de se sacrifier, de souffrir. En vain s’efforce-t-elle à jouir encore de ce qui est à portée de sa main, à se contenter, comme le sage, des médiocres plaisirs et des petits bonheurs, sa nature violente s’insurge contre sa raison et rejette avec des nausées cette nourriture insuffisante. Pour satisfaire à sa soif d’idéal, elle n’a pas, comme en d’autres temps, les doux élans de la piété et les ravissemens de la Foi. Sur ce point, elle est de son siècle : l’agenouillement au pied des autels n’apporte pas de réconfort à la défaillance de son être, et la prière ne réchauffe pas la glaciale atmosphère dont elle est comme enveloppée. Un seul remède, sent-elle confusément, pourrait la guérir de son mal, l’amour, tel qu’il lui apparaît dans les pages qu’elle dévore, l’amour avec ses transports impétueux, ses ivresses, ses folies, l’amour qui, pour les femmes de son espèce, est toute la religion aussi bien que toute la morale, et dont elle parlera bientôt avec le même accent qu’un dévot célébrant l’objet exclusif de son culte : « Ah ! que cet amour est grand ! Qu’il est sublime ! Je l’honore et je le respecte comme la vertu[1] ! »

Entre deux êtres si pareils, si bien préparés à s’entendre, un commerce suivi ne pouvait guère rester paisible et purement amical, et tout donne à penser qu’il n’en fut pas longtemps ainsi. Il semble néanmoins que la première heure du revoir n’ait pas trouvé leurs cœurs exactement à l’unisson. Peu avant de quitter Madrid, Mora, sur une phrase de Villa-Hermosa au sujet des belles dames qui l’attendent à Paris : « Je ne sais quelles peuvent être celles qui désirent tellement mon retour,

  1. Lettre du 14 janvier 1774, au comte de Crillon. — Lettres inédites publiées par M. Ch. Henry.