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rien au juste. Elle indique un règne de soixante ans, voilà ce qu’a saisi cette foule lente à comprendre ; le règne de quelqu’un qui a tout ce que l’homme peut désirer au monde : la richesse, le pouvoir, l’irresponsabilité, la bonne chère, le droit de dormir sa grasse matinée. A cet être bienheureux on n’est ni dévoué ni hostile, mais le privilège imaginaire de faire tout ce que bon lui semble le rend presque sacré. L’émerveillement que causent son existence et ses attributs ne comporte pas plus d’amour que de haine. C’est moins un personnage qu’un gouvernement.

Quelques traits cependant de l’histoire contemporaine flottent dans telle ou telle mémoire. De certaines légendes sur la famille royale circulent et se transmettent ; elles sont généralement peu édifiantes. Covey, — dont le grand-père vagabonda aux environs d’un cabaret situé derrière le palais de Saint-James, jusqu’au jour où le recueillit l’horrible workhouse, — Covey connaît la Cour ; il a maintes histoires sur le vieux roi George IV qui courait des steeple chases au clair de la lune en bonnet de nuit et en pantoufles, ne se refusait rien, ni la boxe, ni les combats de coqs, ni la goutte ! « Oh ! à celui-là, le prince de Galles eût rendu des points ! Les frasques du prince de Galles, il aurait appelé ça sortir avec sa gouvernante. Dame ! c’était le bon temps ! »

Et c’est encore le bon temps que ces fêtes du Jubilé. Le seul feu d’artifice du premier soir vaudra quatre-vingts fois, dit-on, le poids de la Reine en or !

La glorieuse procession s’avance : les horse-guards, et, après, un général célèbre sur son cheval de bataille, les colonies avec leurs détachemens militaires ; des jaunes, Chinois et autres ; des bruns, Sikhs, Cyngalais ; des noirs, géans de la Côte d’Or et des Antilles ; ceux-ci viennent de Bornéo, ceux-là du fond de l’Afrique, représentans d’un cinquième de la population du globe, et derrière ces vaincus, les vainqueurs en splendide appareil, armes dehors. A dix heures et demie du soir, les Iles Britanniques seront entourées d’une ceinture de feux et partout où s’étend l’Empire, c’est-à-dire dans le monde entier, des illuminations brilleront à la même heure. Mais la plus extraordinaire partie de la fête c’est l’aspect de la foule, de cette foule puissante, innombrable, marchant de spectacle en spectacle comme hypnotisée, sans qu’un seul instant l’ordre cesse de régner. Tout est à la joie cependant malgré les efforts que fait, au n° 5 de John Street, le Russe Azraël, qui ne se lasse pas de vociférer, montrant