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dont la terrible actualité n’échappera sans doute à personne. Dans son existence en partie double, le narrateur nous fait sentir les ressemblances et les contrastes si saisissans, si suggestifs entre le-monde et le slum ; il n’est pas un prince Rodolphe courant les aventures, pas plus que Nancy et Tilda ne ressemblent aux Fleur-de-Marie et aux Fantine ; nous avons là devant nous des êtres de chair et de sang qu’une plume virile et sincère n’a voulu ni calomnier, ni embellir. Les parties les plus intéressantes du livre sont peut-être celles qui prouvent combien l’opinion peut changer sur les faits et sur les personnes selon qu’on les regarde d’en bas ou d’un certain niveau social, combien les différences de condition établissent de différences entre les manières de considérer la vie.

Le jour où le gentleman, déguisé en prolétaire, perd sa misérable place, il n’a presque plus de pensées en commun avec le personnage qu’il fut naguère dans le monde ; avant de retrouver un gagne-pain, il passera par tous les degrés de la misère, jusqu’au dernier soir où nous le voyons échouer à l’hospitalité de nuit de l’Armée du Salut. Sans doute cette misère est volontaire et passagère, il se l’impose à titre de sport ; mais c’est assez pour lui faire tout envisager à un point de vue nouveau, pour qu’il comprenne à quels abaissemens, à quels délits peut conduire le manque d’ouvrage pendant une semaine seulement, et combien l’envie, combien la rage deviennent alors des sentimens naturels, inévitables.

Là-dessus, il rentre dans son ancien milieu, il goûte de nouveau à l’excès du luxe et des richesses qu’il approuvait pleinement quand jamais encore il n’avait cessé d’y avoir part ; mais il n’arrive plus à retrouver son ancien état d’âme ; il a beau se débarbouiller du masque de l’indigence, ses souvenirs le poursuivent tangibles et présens. Au grand bal masqué du Jubilé de la Reine, il verra distinctement, au milieu de l’éblouissant quadrille de tous les siècles et de toutes les nations, la figure blanche de Nancy sur son lit d’agonie. Elle seule semble réelle, tandis que tourbillonnent alentour les figures historiques d’Egypte, d’Athènes, de Rome, des Croisades, de la Renaissance, de l’Angleterre féodale, voire de la libre Amérique.

A la table fastueuse d’un magnat territorial qui ne possède pas moins de trois villes avec on ne sait combien de milles carrés de, campagne, il est ramené mentalement aux fétides gargotes