Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plaisir enivrant de la puissance, mais sans vouloir le dégager d’un sentiment de grave responsabilité qui déjà la fait réfléchir.

La yeomanry à cheval ferme la procession qui se dirige vers le château dont les remparts, noircis par le temps, et les hautes tours jaillissent du rocher où il est orgueilleusement assis.

Dans cette demeure ancestrale d’un si grand caractère, les réceptions vont succéder aux réceptions. Des hôtes royaux honoreront le jeune couple de leur présence. La duchesse américaine sera d’abord ravie. L’Angleterre de ses rêves lui a tenu parole : tout y est romantique, tout ressort, merveilleusement pittoresque, sur l’arrière-plan d’un passé façonné par l’histoire.

Mais elle en revient, car elle a le regard clairvoyant et le jugement sûr. En vain le chapelain du château, dans les tournées qu’il fait avec elle à travers le village, s’efforce-t-il de lui montrer les choses du bon côté ; elle ne s’y trompe pas.

Ce qu’on veut qu’elle admire c’est, sur une route embellie par l’art du jardinier paysagiste, les maisonnettes enguirlandées de chèvrefeuille, une école où la classe s’interrompt sur son passage pour des révérences, de gentils intérieurs où force chromos attestent une respectueuse fidélité à la dynastie régnante. La prison locale elle-même a l’air d’une chaumière décorative, et le chapelain, en cicérone habile, fait valoir tout cela, mais la jeune duchesse s’obstine à voir ce qu’on préférerait lui cacher : derrière le village par exemple, une rangée de tristes cottages où les vétérans du travail qui ont esquivé à grand’peine la workhouse vivent de deux shillings six pence par semaine que leur accorde la paroisse, six pence d’extra peut-être pendant l’hiver, et tout à payer, loyer compris. Il y a bien d’autres laideurs, bien d’autres abus. L’Américaine les découvre peu à peu et s’en afflige. Comment réussira-t-elle à faire régner la justice ? Le duc n’est pas toujours libre, hélas ! Les agens qui le représentent se passent parfois de son consentement et il ne peut guère plus les contredire qu’un roi ne contredit le Cabinet.

Ainsi, malgré son désir de complaire en tout à la femme qu’il adore, Sa Seigneurie ne pourra préserver des vengeances qu’il a imprudemment attirées sur lui un brave garçon marié depuis peu à la beauté du village. Le jeune couple est expulsé de son cottage et s’en va mourir de misère à Londres. Pourquoi donc cette persécution ? Mon Dieu ! l’homme avait trop d’intelligence et trop de fierté. Excité par la propagande qui part de la