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organisée ; verseront-ils leur sang afin de prolonger l’exploitation qui les opprime ? Défendront-ils les institutions dont ils sont les victimes ? Le travailleur qui se comporte en bon soldat fait un métier de dupe : servir la patrie, c’est abandonner la cause de sa propre classe ; acculé par M. Hervé, il doit opter entre deux désertions ; et s’il se refuse à trahir le pays, ce sont ses frères ouvriers qu’il trahira. La seule guerre légitime et rationnelle est celle que l’on verra s’engager, au grand soir, entre prolétaires et possédans. De là, les provocations du Piou-piou de l’Yonne contre l’institution militaire ; de là, les prédications tendant à la grève des réservistes ; de là les gestes fous, qui jettent au fumier le drapeau de la France : l’intérêt socialiste révolutionnaire, qui est une réalité, prime l’intérêt national, qui est une fiction ; et les socialistes français doivent, en cas de guerre, prendre l’initiative d’abandonner les drapeaux, parce qu’ils sont les plus avancés politiquement, parce qu’ils sont les plus libres.

Ce sont là sommations assez graves ; et l’on comprend que le parti socialiste français se révolte contre cet excès de logique. Si M. Bebel a raison lorsqu’il affirme que, « dans un peuple opprimé, les oppositions de classes, les luttes de classes, ont une expression atténuée, » n’est-il pas de l’intérêt même des classes éprises de révolution, d’empêcher que la France tombe sous un joug étranger ? Si l’on peut espérer que la France, apôtre née du progrès, devienne une messagère du socialisme, n’est-il pas de l’intérêt même de cette doctrine, d’empêcher, avec le concours des bras socialistes, que les assauts du militarisme étranger fassent péricliter la personnalité de la France ? Dans une page éloquente à laquelle les événemens d’Extrême-Orient ajoutent aujourd’hui je ne sais quoi de frissonnant, M. Georges Renard émettait un jour la supposition d’un réveil de la race jaune ou de la race noire : « Je me figure qu’alors, ajoutait-il, les adversaires les plus acharnés de l’idée de patrie comprendraient et avoueraient combien il est encore nécessaire, pour la cause même de la justice sociale, de conserver à l’abri des invasions un coin de terre où peuvent se développer à l’aise les rêves et les essais de société meilleure qui sont l’honneur et la tâche sacrée de l’Occident. » Mais M. Hervé passe outre : il se pique d’avoir avec lui, contre la France, la Confédération générale du travail, — et quatorze mille instituteurs.