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« parce qu’elles affirment la valeur des hommes, sont, parmi les idées pratiques, des idées proprement morales. » Rien de plus juste ; mais cette analyse si exacte ne prouve-t-elle pas que les idées morales et les sentimens corrélatifs ont un rôle dans l’histoire ? Bien plus, en lisant la belle page qui précède, ce sont des noms d’hommes qui viennent tout de suite à l’esprit : Platon, Zénon, saint Paul, Kant. L’idée de la valeur attribuée à la personne humaine, valeur « infinie, » sans commune mesure avec les valeurs matérielles, valeur sans « prix, » est une idée stoïcienne et chrétienne, devenue ensuite kantienne. Le « volume » et la « densité » des sociétés n’y sont pour rien, ou pour peu de chose. Le cadre n’est pas le tableau. L’origine historique des idées morales, à elle seule, ne révèle pas et ne remplace pas pour la science leur origine psychologique.


II

Examinons maintenant la moralité non plus seulement dans ses causes, mais en son essence propre. Les sociologues exclusifs prétendent substituer à ce qu’on nomme la morale une autre conception qu’ils déclarent seule claire et positive. Cette conception consiste « à considérer les règles morales, obligations, droits, et, en général, le contenu de la conscience morale, comme une réalité donnée, comme un ensemble de faits, en un mot comme un objet de science qu’il faut étudier dans le même esprit et par la même méthode que le reste des faits sociaux[1]. » Les notions religieuses, dit M. Durkheim, parce qu’elles sont crues, sont. Elles existent objectivement comme faits sociaux. Le même raisonnement s’applique aux notions morales. « La morale, dit aussi M. Lévy-Bruhl, si l’on entend par là l’ensemble des devoirs qui s’imposent à la conscience, ne dépend nullement, pour exister, d’un ensemble de principes spéculatifs qui la fonderaient, ni de la science que nous pouvons avoir de cet ensemble. Elle existe vi propria, à l’état de réalité sociale, et elle s’impose au sujet individuel avec la même objectivité que le reste du réel[2]. » Une telle conception, selon nous, n’est ni claire, ni « positive. » Elle n’est pas claire, car elle profite de l’ambiguïté des mots règle morale et réalité donnée,

  1. Lévy-Bruhl, Ibid. ; Cf. Durkheim, les Règles de la méthode sociologique.
  2. Lévy-Bruhl, la Morale et la science des mœurs, p. 131.