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humain ou terrestre ? La morale de Fichte se réduit à la morale humanitaire[1].

On répète volontiers, pour montrer l’insuffisance de l’individu, le beau vers du poète :


L’homme vit seulement le temps de dire adieu[2].


— Mais, pourrait-on répondre, la vie de l’humanité elle-même n’est qu’un adieu prolongé, qui, un jour, prendra fin. Si une société humaine conforme à l’idéal peut jamais se réaliser sur terre, combien de temps durera-t-elle, et que sera ce temps dans l’histoire de notre planète ? Que sera-t-il, surtout, entre les deux éternités du passé indifférent et de l’avenir incertain ? On a beau nous dire : « L’amour est plus fort que la mort ; » la mort aura été plus forte que l’amour. Et de même, l’inconsciente nature aura été plus puissante que la conscience humaine, qu’elle finira par réduire au silence. Le roseau pensant sera plus noble que l’univers qui le tue, il n’en sera pas moins écrasé par l’univers.

Enfin, si tout notre devoir n’était, conformément aux idées d’Auguste Comte et des sociologues, qu’un devoir envers l’humanité en général, il resterait toujours cette dernière question : — Quel est le bien que nous devons chercher à réaliser ou à promouvoir dans l’humanité ? — Répondrez-vous que c’est la disposition purement et simplement altruiste ? — Nous voilà une fois de plus au rouet : le seul devoir de chacun sera : « développer chez un autre une disposition à développer la même disposition chez un autre, » et ainsi de suite à l’infini. Il faut bien déterminer quelque chose qui ait une valeur ultime pour nous et que nous voulions développer comme état ou acte du moi. Même quand nous songeons au moi d’autrui, ce que nous avons en vue, c’est toujours un certain bien qui est bon aussi pour le moi et, si nous sommes logiques, nous ne pouvons exclure notre propre moi de ce bien, puisque les autres auront précisément pour devoir envers nous de l’y développer. De

  1. Lui-même, pourtant, dans les dernières spéculations de sa métaphysique, s’élève à un point de vue supérieur, comme si, la morale restant humaine, la religion du moins était à ses yeux surhumaine. À ce point de vue, il rétablissait sans doute la possibilité, sinon pour notre individualité, du moins pour notre personnalité vraie, de se retrouver dans le grand tout spirituel et divin. Voir le beau livre de M. Xavier Léon sur la Morale de Fichte. Paris, Alcan, 1901. Mais cette prétendue religion n’est que la morale en ses bases métaphysiques.
  2. V. Hugo.