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impulsion décisive. J’analyserai cela dans mes Mémoires[1]. Un autre effet de notre constitution domestique : c’est que ma mère s’attache de plus en plus à ce statu quo, ne s’aperçoit pas qu’elle est en dehors du mouvement, qu’autour d’elle les habitudes changent, les personnes grandissent ou vieillissent, et s’alarme de certaines transformations qui sont dans la nature même des choses. Vous ne sauriez croire à quel point d’ascétisme et de sévérité ma pauvre mère en est rendue. Jamais je n’avais trouvé la maison si taciturne, et c’est vraiment l’esprit de ma mère qui y règne, il y devient visible

… J’éprouve un grand besoin de rentrer en moi-même, et surtout d’épancher un trop plein de je ne sais quoi, prose ou vers, qui m’embarrasse depuis plusieurs mois, c’est un curage à faire, — il y a, passez moi l’image, engorgement des issues. Les facultés s’obstruent en même temps et par le défaut d’usage et par l’excès des matériaux : quant à moi, ce ne sont pas les idées qui m’encombrent, mais les impressions. Ah ! si je pouvais écrire, peindre ou faire quoi que ce fût, mais vite, et vivement ! Au lieu de cela, je n’entends plus rien en vers, je n’en ai pas écrit un seul et ne prévois pas quand j’en écrirai. Je n’entends plus rien non plus à la prose et vous ne sauriez croire combien j’éprouve de peine à lier d’abord, puis à formuler les idées : c’est un nouvel apprentissage à faire.

Sérieusement, mon ami, je ressemble à ces vieilles masures qu’on a négligées d’entretien pendant longtemps et qu’il faut un beau jour, pour les rendre habitables, remettre à neuf du haut en bas ; tout est à restaurer chez moi. Oh ! je suis singulièrement décrépit : plus je m’examine, et plus je m’en aperçois. Je vais entreprendre ce travail de restauration scrupuleusement. La solitude complète et le recueillement des deux mois que je vais passer ici me seront salutaires. Je suis né pour une activité tout intérieure ; ma destinée tout entière était écrite à ma naissance dans les lieux où je me retrouve aujourd’hui ; c’est toujours ici qu’il me faudra revenir pour en trouver la clef, chaque fois que je me tromperai de direction et de but. Je me développe, vieillis et me fortifie pendant dix mois, puis me rajeunis pendant les vacances : c’est une ablution de souvenirs. J’arrive à ne plus comprendre comment j’ai pu écrire il y a deux ou trois

  1. Eugène Fromentin songeait alors à écrire ses Mémoires. Il ne le fit pas. Mais on en retrouve la substance dans Dominique.