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provoquent. Je n’ai plus le temps de rêver, je n’ai ni le temps ni la force de peindre ce que j’entrevois. Quelquefois, surtout à la fin de mes journées les plus laborieuses, quand j’ai l’esprit excité par le travail du jour, par l’heure de la soirée, et par l’attente du lendemain, à ce moment où tous les objets en silhouettes acquièrent sur un ciel déjà sombre un charme imprévu si grand pour moi, vous ne sauriez croire, mon ami, le nombre de visions étranges qui m’assaillent à chaque pas. Littéralement, de quelque côté que je me tourne, je vois une chose à faire la réputation d’un peintre qui la sentirait comme moi, et la rendrait de même. Plus je vais, plus les règles de composition me sont importunes. Tout en reconnaissant l’incontestable suprématie des idées générales en fait d’art, je me sens porté, si je m’abandonne à mes instincts, vers les conceptions les plus personnelles qui soient au monde. J’ai trouvé, l’autre soir, en chassant des grives au bord du jardin, un sujet de tableau bien singulier que je ferai peut-être un jour par fantaisie, si je le retrouve ou que je me trouve moi-même à pareille heure en disposition de le concevoir. Car voilà, mon ami, le danger du système, et c’est aussi ce qui le condamne : à force de se particulariser, on finit par ne se plus comprendre.

Lundi soir. — Mon ami, je ne vous ai pas écrit samedi, ni hier dimanche, car j’étais fort abattu, et je n’aurais fait que me plaindre. Le temps avait changé et mon ardeur s’en était ressentie ; j’étais complètement à bas, rien n’allait ; j’étais dégoûté de mon travail ; aujourd’hui je me sens un peu remonté.

J’ai besoin de calme et de solitude, un besoin incroyable ; autrefois il n’en était pas de même. Le vent me déplaît plus que jamais. J’aime peu ce qui court, ce qui coule, ou ce qui vole ; toute chose immobile, toute eau stagnante, tout oiseau planant ou perché, me cause une indéfinissable émotion. Je rendrai peut-être un jour cet universel sentiment de repos ; en attendant, il m’inquiète, parce qu’il accuse peut-être une inertie stérile…

Mes pieuses visites ? Mon ami, j’en ai fait peu ; on m’a prévenu que ma présence au cimetière était remarquée, que cela pourrait donner matière à quelques rapprochemens fâcheux, et réveiller des médisances, — je me suis contraint. Les amis ont fait comme moi apparemment, sans avoir les mêmes motifs, car l’avant-dernière fois, jeudi soir, j’ai trouvé, à l’exception d’un seul, celui de la pauvre mère sans doute, tous les bouquets fanés