Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’il cède, qu’à des succès devenus notoires. Seulement, comme il est faible, distrait, et qu’il a peur des luttes ouvertes, il me laissera faire, si je persiste ; j’opposerai donc inertie contre inertie. Puisqu’il affecte une indifférence profonde, j’userai d’un moyen réciproque en affectant une extrême discrétion. Je serai raide et hautain, s’il le faut ; je veux enfin qu’il me croie capable d’avoir des idées, et je lui imposerai peut-être un certain respect pour mes œuvres, en marquant que j’ai quelque estime pour elles. Si je lui avouais le dégoût que me cause ma peinture, je serais à tout jamais perdu dans son esprit, car mon père n’admet pas qu’on soit jamais mécontent de ce qu’on fait.

Au milieu de tout cela, ma mère ne dit absolument rien. Il semble, dans la maison, que je ne fasse rien, et que je sois absolument désœuvré, bien que je ne perde plus un moment de mes journées. Moi qui serais si heureux, au contraire, qu’on s’associât à mes efforts, à mes espérances, qu’on comptât pour quelque chose les débuts difficiles et douloureux d’une carrière qui pourra peut-être me distinguer, et qu’on aplanît d’autant les difficultés en m’épargnant mille petites contrariétés journalières et en me fournissant les moyens matériels de travailler avec suite, avec fruit ! Que voulez-vous, mon ami ? J’en prends mon parti, et presque l’habitude. Je ne parle jamais peinture, et tout le monde, excepté Emile, ignore ce que je pense, ce que je médite, ce que j’espère. La solitude et la concentration m’exaltent et m’accablent tour à tour. Ma mère seule, qui remarque quand je suis triste et préoccupé, en devine le motif, sans me questionner…

J’éprouve toujours, à reprendre ici mes habitudes dans les vieux sillons d’autrefois, un charme inexprimable. Plus j’avance en âge, et plus je me sens pour les lieux où j’ai passé tant de jours heureux, quoique troublés, une tendresse filiale, une sympathie reconnaissante. Mes regrets, en s’émoussant, ont pris je ne sais quelle douceur nouvelle, et l’ombre des temps écoulés qui s’allonge dans mes souvenirs les embellit encore. Je ne puis dire au juste ce qu’il y a de changé dans mes habitudes de rêverie ; avec un peu de réflexion, j’y trouverais sans doute quelque chose de moins, et aussi quelque chose de plus. Mais je n’y veux point songer, j’aime mieux garder le plus longtemps possible ce qui me reste au fond du cœur d’ignorance et de naïveté. Je touche au soir de ma jeunasse, mon ami ; je m’en aperçois