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jeunes filles. N’ayant point d’inquiétude de cœur, j’ai trouvé tout le monde aimable ; si je ne l’ai point été autant qu’il le faudrait, c’est par défaut d’habitude et par un reste de raideur dont je ne puis me défaire, mais je faisais causer et voyais de près ces jeunes visages tout honnêtes, tout candides. Autrefois, mon ami, je ne voyais dans un bal que le côté mystérieux, l’envers de toutes choses, — la femme éprise et l’amant trompant un jaloux, — à peu près comme nos romanciers voient le monde. Maintenant, je suis beaucoup plus simple et ne vois que ce qu’il en paraît ; je crois volontiers tout le monde aussi désintéressé, aussi innocent d’intrigues que je le suis moi-même…

De moi, je n’ai pas grand’chose à dire, mon ami. Tu sais que je fais un tableau pour mon père. Il est à peu près fini ; ce n’est ni bon ni mauvais ; c’est ce que cela devait être dans les conditions assez gênantes où je me trouve. Mon père n’en sera pas mécontent. Je suis sûr d’avoir avancé beaucoup mes affaires générales : ma carrière est acceptée.

Mon exposition notoire me fait une position officielle de peintre que je suis bien obligé de subir. J’apprends que je me réhabilite un peu dans l’opinion de mes connaissances, et je crois qu’on sera toujours disposé à me prêter du talent. J’ai pensé faire un petit acte de politique en me montrant au bal, j’ai jugé nécessaire aussi d’y faire quelques frais. Je voudrais faire croire à des goûts que je n’ai pas pour le monde, et surtout paraître le plus simple possible afin de détruire ce préjugé stupide qui prête aux artistes des prétentions à l’excentricité.

Ma vie intérieure, tu la connais. Je n’ai pour société intime à Lafont que mon père et ma mère…


Quel que soit son chagrin de quitter Saint-Maurice, pays de la famille et des années écoulées, Eugène rentre à Paris à la fin de mai. Cette séparation lui paraît solennelle : c’est « une rupture définitive avec le pays, la première expatriation véritable. » Jamais il ne s’était senti « si faible devant un départ. »

À la fin de septembre 1847, Fromentin entreprend son second voyage en Algérie, qui durera près de huit mois. À Blidah, il reçoit de mauvaises nouvelles de la santé d’Émile Beltrémieux ; puis Mlle  Lilia lui apprend, par une lettre du jour même, 6 janvier 1848, la mort de son frère. La douleur d’Eugène est