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notre Emile est énorme. Les seuls travaux que nous ayons faits ensemble ont été faits là sur la longue table couverte en serge verte, où je vois encore la place occupée, dans ces soirées laborieuses, par les livres, par les manuscrits, par les journaux et par la petite lampe de cuivre, que lui-même allumait au commencement de la veillée.

Si j’écrivais l’histoire de cette chambre à tout jamais vénérable, ce serait notre histoire à tous les deux. Pendant bien des années, notre vie fut à tel point unie qu’on n’y peut trouver un endroit où notre pensée et nos intérêts mêmes ne se confondent : et la grande chambre fut le dépositaire et le témoin de tout cela.

Je suis heureux, c’est puéril à dire, mais vous me comprendrez, que notre cher Emile ait rendu le dernier soupir là plutôt qu’ailleurs. Il est mort au milieu de tous ses souvenirs, en présence de tout son passé. Ces quatre murs enferment d’un bout à l’autre cette destinée, si simple, si belle, si modestement héroïque. Ne la grandissons pas plus qu’il ne l’aimait, restons simples et modestes comme lui dans nos regrets, mais jugeons-le sur sa puissance qui ne s’est jamais exercée, et plus encore d’après sa vie que d’après ses œuvres…

Vous savez mieux que personne ce que valait son cœur, car il vous aimait autant qu’un frère peut aimer. Ceux qui ont reçu, comme moi, l’impulsion de ce vigoureux esprit, qui ont vécu à sa lumière, savent ce qu’il renfermait de puissances naturelles ou acquises.

Si quelqu’un de nous pouvait se permettre une ambition, c’était lui. Il comptait, il a toujours compté beaucoup sur moi, ce pauvre ami, mais je n’ai rien qu’il n’eût pas ; j’ignore une partie des choses dont il s’était fait, par ses lectures, par les applications diverses de ses études, une véritable érudition. Il lui manquait peut-être l’ambition de paraître et de montrer ce qu’il pouvait.

Cette grande chambre, si longtemps négligée, ces murs blanchis à peine et couverts de dessins ou de plâtres d’une valeur et d’un intérêt tout intimes, la grande bibliothèque, si bien montée, si bien choisie, la science, la philosophie, les lettres pures, la poésie surtout dans le rayon supérieur, la politique introduite depuis, le vieil herbier dont il avait fait des mémoires ; Gœthe sur la cheminée, le microscope sur la table ; tant de manuscrits épars, cet ordre sous le désordre apparent, cette opulence d’idées,