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déplorable état dans lequel je suis, je sens seulement que mon cœur et ma tête ne sont qu’une douleur, je n’exagère rien.

J’aurais accepté la position temporaire qui m’est faite à la condition d’employer profitablement ce temps d’exil, je dirais d’emprisonnement s’il ne s’agissait de la maison de mon père.

Depuis ma dernière lettre, ma force est à bout et je n’y tiens plus : ce que je fais est détestable ; ce n’est pas de la démence, ce n’est pas une erreur, c’est l’indigence et la nullité même, je le sens, je le vois clairement, d’une manière impitoyable. Je n’avance à rien, je fais et défais ; je me couche désespéré et me lève avec la perspective désespérante d’une journée de plus à perdre…

Me suis-je trompé ? Et cependant, même à présent, je sens en moi une intelligence si vive de toutes les beautés ! Ai-je mal dirigé mes études ? Serait-il temps de refaire mon éducation de peintre ? Est-ce faiblesse, inertie ?

Est-ce le mal du pays qui me prend loin de vous ? Est-ce la tristesse et l’isolement profond de ma vie qui enfin m’accablent ?…

Et le temps passe, je touche à mes vingt-huit ans.

Toutes les privations, tous les embarras, toutes les détresses de ma vie sont devant mes yeux comme un reproche, et comme une menace. Je suis le propre artisan de tous ces tourmens. Je refuse à ma mère un repos, un bonheur dont elle aurait tant besoin. Les jouissances matérielles, la considération, l’honneur, la fortune plus large me sont, je le jure, indifférens, mais j’ai tué mon repos et tué mon bonheur…

Il me reste assez de force pour écarter de ridicules et sinistres idées qui sont de vieilles connaissances et reviennent aux plus mauvais jours…

Samedi soir. — J’aurais, tu le vois, un immense besoin de toi ; peut-être m’éclairerais-tu. Et s’il y avait enfin un parti à prendre, peut-être le trouverais-tu. Je ne résoudrai rien sans toi, parce que nul autre que toi ne peut me donner un conseil. Je ne puis accepter cette idée de ne pas te voir ici…

Lundi soir. — Mes impressions de voyage cessent d’être des réalités et prennent le charme incroyable, le charme attendrissant des souvenirs.

C’est le moment où j’aimerais à les écrire ; ils se dégagent avec une limpidité admirable de la confusion des incidens, et ne gardent que les traits essentiels à l’unité sans rien perdre de