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leur vie. Ils prennent même cette vie particulière et idéale, cette valeur absolue qui fait les œuvres d’art. Mais rien ne me pousse à ce travail, et je me complais dans la muette jouissance, qui me suffit. Si j’avais à te raconter ici tout cela, le besoin me viendrait de lui donner sa forme, de lui restituer sa couleur ; et j’écrirais pour t’y faire participer. Mais quoi, tout seul ! A quoi bon ? C’est cependant dommage, — si tu m’en pries, je l’essaierai…

EUGÈNE.


A Armand Du Mesnil.


Lafont, vendredi soir, 1er septembre 1848.

… Je me consume, cher pauvre ami, je descends de plus en plus bas dans, un ennui dont je ne vois pas l’issue. Ce que je t’ai écrit, je pourrais te l’écrire encore, car les choses n’ont fait qu’empirer. Il m’est impossible d’avoir l’esprit plus troublé, à moins d’être fou, plus malade, à moins d’être à la veille d’un crime que je ne commettrai pas, tant que j’aurai pour me retenir ma mère, la tienne, et toi. C’est un ennui qui m’étouffe, une douleur qui, par momens, me monte du cœur au cerveau comme une apoplexie, et me rend ivre. Ce que je fais est jugé et me dégoûte au point que je n’ai plus la force de continuer ce ridicule effort de volonté, contre une œuvre apparemment impossible.

Je mène, on me fait mener une vie propre à tuer l’esprit le plus solide ; encore un peu, el on fera de moi un idiot, si je leur en laisse le temps. Vivre ici n’est pas vivre. Mon père oublie qu’il a eu mon âge, ma mère oublie qu’elle n’a pas toujours passé sa vie entre son aiguille et le confessionnal. Ils ne se rappellent pas qu’ils ont agi, qu’ils ont vécu, qu’ils ont été gais, qu’ils ont été jeunes, et on m’impose à moi (vingt-huit ans) les goûts et les habitudes d’une vieillesse anticipée. J’étouffe entre ces murs qui ne sont faits que pour les raisons fatiguées et les vies presque éteintes. Tous ces fantômes au milieu desquels j’habite ne sont pas des hommes, ce lieu est en dehors des vivans, et c’est presque un cimetière ; on m’attache à un cadavre… Je te le dis, à vingt-huit ans, pour perspective, on me donne l’horizon de la tombe. Expliquer cela n’est pas possible ; je ne le pourrai pas sans