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à la souffrance physique portée à son paroxysme. Problème redoutable et bien fait pour intimider les plus grands artistes. Nos vieux maîtres l’abordèrent avec leur bonne foi, leur candeur ordinaires. Ils sont aussi simples que de coutume et ne semblent pas se douter qu’ils tentent ce que personne n’avait osé avant eux.

Raconter l’agonie d’un Dieu, montrer un Dieu épuisé, meurtri, couvert d’une sueur de sang, une telle entreprise eût fait reculer les Grecs. Leur conception héroïque de la vie les rendait peu sympathiques à la douleur. Pour eux, la souffrance, qui détruit l’équilibre du corps et de l’âme, est servile. C’est un désordre que l’art ne doit pas éterniser. Seules la beauté, la force, la sérénité doivent être proposées à la contemplation des hommes. Ainsi l’œuvre d’art devient bienfaisante, ainsi elle offre à la cité le modèle de la perfection où elle doit tendre. Ce peuple de dieux et de héros de marbre dit au jeune homme : « Sois fort, et, comme nous, domine la vie. » Voilà la leçon que donne et donnera sans cesse l’antiquité. Grande leçon, assurément, et qui, depuis la Renaissance, a fait hésiter les âmes. Michel-Ange eut beau être chrétien, il fut subjugué par l’héroïsme antique. Son Christ de la Minerve, beau comme un athlète, porte la croix comme un triomphateur. Nulle trace de souffrance sur son visage impassible. Michel-Ange, comme un Grec, méprise et enseigne à mépriser la douleur. Instruits par son exemple, les Français, vers 1540, commencèrent à avoir honte d’exprimer la souffrance. Le Christ à la colonne de Saint-Nicolas de Troyes est un héros que ne sauraient atteindre les outrages des esclaves. L’artiste qui l’a sculpté n’imite pas seulement les procédés de Michel-Ange, il participe à son esprit. Car ce qui rend si dramatique l’histoire de l’art de la Renaissance, en France et dans toute l’Europe, c’est que c’est l’histoire de la lutte de deux principes, de deux conceptions de la vie.

Que voulaient donc dire nos vieux maîtres gothiques ? Ils voulaient dire que la douleur existe et qu’il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, où la douleur n’a pas sa place, n’expriment pas toute la nature humaine.

Gardons-nous d’ailleurs de calomnier nos artistes. Nous semblions croire, tout à l’heure, qu’en exprimant la douleur, ils avaient voulu la glorifier, et enseigner que « souffrir » était le