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apparemment, ne s’était engagé à lui donner cent marcs que parce qu’il comptait bien ne jamais le revoir : le fait est qu’il se refusa obstinément à les lui donner, et que le pauvre Coryat eut à le poursuivre en justice. Encore ne fut-ce qu’un incident de peu d’importance, en comparaison des fatigues et des humiliations que dut subir notre voyageur lorsque, ayant achevé d’écrire le récit de son pèlerinage, il se mit en quête d’un imprimeur pour le publier. Deux années se passèrent en vaines démarches. Lettres, visites, recommandations, tous les moyens échouaient à convaincre les imprimeurs anglais de l’avantage qu’il y aurait pour les lettres anglaises en général, et pour leur commerce en particulier, à publier un ouvrage tel que celui-là, d’un genre aussi nouveau et aussi hasardé. Heureusement la patience de Coryat était grande, et non moins grande son ingéniosité. Pour imposer son livre au respect des imprimeurs et de leurs cliens, il imagina de demander à tous les poètes de sa connaissance, vieux et jeunes, illustres ou obscurs, un ou plusieurs éloges de son livre, en vers de telle langue qui leur conviendrait. Il obtint, de cette façon, une centaine de poèmes, qu’il s’empressa de copier en tête de son manuscrit. Il en obtint de Ben Jonson et de Drayton, de John Donne et de John Chapman : de grandes odes pindariques, des sonnets, des épigrammes et des acrostiches, en anglais, en latin, en grec, en langue macaronique, ou même dans une langue nouvelle que son inventeur, un certain Henry Peacham, intitulait « la langue utopienne. » Avec un empressement qui suffirait à témoigner de l’estime affectueuse où ils tenaient leur ami, tous les poètes anglais avaient profité de l’occasion pour épancher librement, à la fois, leur pédantisme et leur goût naturel d’excentricité : car il n’y a pas jusqu’aux plus savans de leurs poèmes sur Coryat dont l’intention ne soit toute comique, au point que je me demande même si, tout en estimant fort le a pédestrissime Odcombien, » ses confrères ne se sont pas donné le mot pour se moquer de lui. Seul un poète français, le Parisien Jean Loiseau de Tourval, semble avoir pris son sujet au sérieux ; et la médiocrité de ses vers ne les empêche point d’être les seuls, dans toute la série, qui puissent vraiment servir de préface au livre de Coryat, en nous donnant une idée du caractère de l’auteur et de son mérite. Par exemple :


Et certes ne croy pas qu’oncques du monde l’œil
Ait vu, ou puisse voir un qui luy soit pareil.
Vray bon homme, si doux et si plein d’innocence,
Que son plus haut savoir luy est comme ignorance