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larmes survint quelques minutes après, provoquant une détente ; un hasard heureux fit le reste, l’arrivée du facteur portant dans sa sacoche deux lettres de Guibert : « Mes mains tremblaient, dit-elle, au point de ne pouvoir les saisir ni les ouvrir. Oh ! pour mon bonheur, le premier mot que j’ai pu lire était : Mon amie. Mon âme, mes lèvres, ma vie sont allées s’attacher au papier ; je ne pouvais plus lire, je ne distinguais rien que des mots détachés, je lisais : Vous me rendez la vie, je respire. Mon ami, c’est vous qui me la donniez. Jamais, non jamais, je n’avais éprouvé un sentiment aussi tendre et aussi passionné ! »

Comme le font présager ces lignes, cette crise aiguë amène un apaisement moral. Elle « ne veut plus, » elle « ne peut plus haïr. » Elle se résigne peu à peu à l’idée, longtemps rejetée, que, sans régner seule sur un cœur, on y peut conserver une place. Le partage, à coup sûr, lui inspire un juste dégoût ; mais, à défaut d’amour complet, elle entrevoit dorénavant la possibilité d’une chaste et innocente tendresse, et cet espoir la rattache à la vie : « Oui, nous serons vertueux, dit-elle avec courage[1], je vous le jure, je vous en réponds. Votre bonheur, votre devoir me seront sacrés ; je me ferais horreur, si je trouvais en moi un mouvement qui pût les troubler. Oh ! mon Dieu, si j’avais pu conserver une seule pensée qui pût blesser la vertu, vous me feriez frémir !… Non, mon ami, vous n’aurez rien à me reprocher… Vous connaissez la passion, vous savez la force qu’elle peut donner à l’âme qu’elle possède. Eh bien ! je vous promets de joindre à cette force toute celle que peuvent donner l’amour de la vertu et le mépris de la mort, pour ne jamais porter atteinte à votre repos et à vos devoirs. Je me suis bien consultée ; si vous m’aimez, j’aurai la force du martyre. »

Un nouveau pacte est conclu sur ces bases, et Guibert, il en faut convenir, sa conscience ainsi en repos, fait paraître une plus tendre et plus attentive affection. Les rôles semblent changés ; c’est lui maintenant qui fait appel aux souvenirs du passé, qui implore des lettres fréquentes, ou qui réclame l’indulgence, de Julie, avec une humilité toute nouvelle : « J’ai des chagrins, des remords ; tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’aime, tout ce qui m’a aimé est malheureux. C’est vraisemblablement ma destinée de répandre le malheur autour de moi… Dites-moi un mot, et

  1. Lettre du 15 juillet 1775. — Édition Asse.