Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont rares où la mer bretonne fait toilette, bleue vers le large et, dans la coulée solaire, toute pailletée de vif-argent, verte sur le sable des criques les plus voisines, violette sur les fonds de roches ou voilée de ces belles algues rousses qu’on appelle morgoré et qui oscillent sous le flot comme une chevelure sous le peigne… Chassée par le flux, l’armée des jargoteuses commence à battre en retraite vers les îles. Il est deux heures : les hanches saillent ; les échines ploient sous les larges sacs gonflés à crever. Plus d’une fille pousse un ouf ! de soulagement en se débarrassant de sa charge sur la grève, au pied des casernes, trois grands bâtimens en pierre de taille dont les toitures s’effondrent et qui n’ont plus de locataires depuis le départ des Lasbleiz, les derniers fermiers de l’île. Leurs vastes corps de garde serviront cette nuit de dortoir à la population féminine du littoral. On y a déposé les provisions. Un puits, d’une simplicité toute biblique, le seul de l’île, autour de sa margelle descellée groupe déjà dans la cour une douzaine de Rébeccas armoricaines. Des gamins pèlent des pommes de terre ; d’autres assemblent sous les chaudrons des tas de fougères et de charbons séchés ou dépiotent furtivement quelque conin à fourrure sombre, happé au saut du gîte. Les foyers s’allument un peu partout en plein vent ; trois galets font l’office de trépied. Chaque « bordée » s’attable par terre autour de sa marmite et, le déjeuner expédié, regagne la grève pour procéder au triage de la récolte. Les sacs sont vidés sur les galets : on prend les touffes de jargot une à une ; on les débarrasse des cailloux et des fragmens de roches désagrégées qui pendent quelquefois à leurs crampons ; on les passe à l’eau douce et on les étale sur les galets, au soleil, jusqu’à la fin de la marée ; on les rentre alors dans leurs sacs et, de retour sur le continent, on les étale encore sur quelque dune solitaire où elles se raidiront et prendront peu à peu une belle teinte neigeuse. Il faut de sept à huit jours et deux ou trois lavages en eau douce pour que le jargot soit marchand. Les entrepositaires de la région, qui le payaient d’abord à raison de 8 francs les cinquante kilos, en donnent aujourd’hui près du double. Grande ressource pour les populations du littoral ! Et il est vrai que la récolte ne peut s’en faire qu’aux marées d’été ; qu’elle est longue, pénible ; qu’une pluie trop abondante peut gâter les lots ; que les entrepositaires, quelquefois, refusent d’en prendre livraison. Le triage lui-même n’est pas une opération si